Je ne vais pas ici défendre la corrida. Je n’en ferai pas non plus une critique rationnelle ou morale.
Les aficionados (je ne parle pas ici des abrutis avinés qui hante les fêtes de Baiona , Vic Fezensac , Dax, Iruña etc) sont suffisamment nombreux dans le monde pour que la tauromachie constitue un fait social qu’on peut observer et tenter d’analyser.
La corrida de toros m’a toujours évoqué un rituel liturgique dévoilant une nature sacrée. Michel Leiris a écrit ceci: «La course de taureaux ne peut être regardée seulement comme une manifestation sportive ou artistique au sens étroit du terme, car il est aisé de montrer qu’elle est dominée par des éléments qu’aucun art ne met en jeu de façon aussi brutale et aussi expresse.»
et encore: «Marquée au sceau du tragique et soumise à des canons beaucoup plus rigoureux que toute espèce de sport… »
La corrida « moderne » renoue avec des caractères très primitifs du sacré, que le taureau a incarnés dans plusieurs systèmes symboliques et plusieurs civilisations ont utilisé le taureau comme instrument de religion ou de jeu: Le mythe grec du minotaure dans le labyrinthe, les combats égyptiens, crétois, romains, anglais ou vénitiens, les sacrifices gréco-romains où on partage le corps offert au dieu, le culte de Mithra où la Tauroctonie est sans conteste la scène la plus représentée dans les sanctuaires du dieu.. Il semble qu’après avoir chassé le taureau, Mithra l’ait rattrapé et tué. Le sacrifice du taureau serait à l’origine de la vie, le sang de l’animal fertilisant la terre. Émile Durkheim a montré comment le mythe revécu dans la liturgie forme un modèle social. Plusieurs civilisations ont utilisé le taureau comme instrument de religion ou de jeu.
On ne peut observer et analyser la corrida sans faire son histoire.
La corrida moderne est née au siècle des lumières. Au XVII siècle, la corrida populaire à pied supplante la fête aristocratique à cheval. Elle se pratique à pied aussi bien qu’à cheval, avec des lances, des épées, des banderilles, des capes et des couteaux. Le plus habile ou le plus valeureux devient le matador. Il a l’ honneur de tuer le taureau et d’en conserver la viande.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les premiers toreros professionnels inventent ou fixent les règles, les techniques, et excluent les amateurs. Ils établissent les formes qui donnent à la tragédie son unité et son sérieux. Parmi les plus importants, citons
Costillares qui privilégie l’intelligence et invente les techniques de la cape, la véronique et l’estocade.
Pablo Romero privilégie la puissance athlétique, épure la corrida pour n’y voir que la capacité à recevoir le taureau et le maîtriser, invente la muleta.
Pepe Hillo met en œuvre une corrida plus risquée et artiste.
Depuis lors, chaque torero trouve son propre compromis entre bravoure, technique, sens artistique, force, sagesse et beauté.
Au XIXe siècle, la théorie se perfectionne, autour d’une conception rationaliste et défensive de la tauromachie, tendant à définir les techniques qui permettent au torero de surmonter les risques et de vaincre le toro. Les concepts dominants sont ceux de suerte et de terrain : on peut rendre compte du combat, définir les passes nécessaires, en fonction des différentes suertes et des différents terrains.
La théorie crée une norme: chaque suerte reçoit ses règles précises. A chacune, et selon le terrain choisi par le toro, il faut d’une certaine façon citar (citer, appeler), tender la suerte (proposer la passe), cargar la suerte (charger la passe), dar salida (donner la sortie). Si l’art vient, c’est de l’enchaînement des différentes suertes. Il s’agit d’annuler le risque pour permettre l’apparition d’une dimension esthétique.
La course représente consciemment le combat de l’intelligence, de la raison et du courage contre la mort, la force brutale, l’instinct. La victoire du matador montre la primauté de l’intelligence sur la force brute. Elle est probable, mais n’est jamais certaine.
Au XXe siècle, Joselito incarne encore la technique pure, Belmonte ou Manolete la recherche artistique, Dominguin et Ordonez le classicisme orthodoxe, le Cordobes la modernité et l’hérésie…
La corrida, dès lors, est un rituel sacré se déroulant dans un lieu qui a toutes les caractéristiques d’une enceinte sacrée.
L’arène à ciel ouvert, ronde ou elliptique qui accueille des initiés: les aficionados qui se partagent l’espace entre sol y ombra. Le meilleur coté étant celui à l’ombre qui permet d’être protégé de la chaleur et de mieux y voir.
Le temps est sacralisé. Les grandes férias sont liées aux fêtes religieuses. La plus grande rigueur marque l’heure de la corrida et son déroulé.
L’officiant est sacralisé. Il revêt l’habit de lumière. Comme le prêtre, le matador incarne la pureté. Sa coupe de cheveux est particulière : il porte la coleta… Il a reçu l’alternative comme un sacrement, après les années d’apprentissage comme novillero.
Après un rituel d’ouverture, la corrida se déroule en plusieurs combats, ou lidias (six en général). Chaque combat est composé de trois tercios dont chacun forme un tout en même temps qu’il participe à l’équilibre du drame entier. Leiris écrivait: « Toutes les actions accomplies sont des préparatifs techniques ou cérémoniels pour la mort publique du héros, qui n’est autre que ce demi-dieu bestial, le taureau. »
Le premier tercio est celui des piques, destiné à tester et connaître le toro, à mesurer sa force, sa bravoure, et à le ralentir.
Le deuxième tercio est le tercio de banderilles pour relancer l’animal. La place est souvent laissée aux subalternes, compagnons du matador.
Le troisième tercio est le tercio de la mise à mort à l’épée. C’est la faena, où officie le maestro, seul dans l’arène comme le prêtre dans le saint des saints. C’est le grand moment, où se révèlent les qualités de l’homme et de l’animal, dans une relation d’amour et de haine. A chaque passe, le matador doit trouver le juste terrain, la juste distance, anticiper les réactions du toro qu’il doit dompter, Sincérité, nécessité des gestes, mise en danger voilà ce qui est demandé au maestro, dans un jeu de leurres, de feintes et d’esquives où les proies s’intervertissent et où la vie et la mort changent de camp.
Leiris : « la cape appelle et détourne la bête comme l’offrande sacrificielle évoque et congédie le dieu… »
L’émotion vient quand sont présentes à la fois la force, la sagesse et la beauté. Si le matador parvient à s’imposer au taureau en un rythme lent (le temple) l’orchestre souligne la faena d’un paso-doble, et les spectateurs accompagnent les passes de olés. La techniques du torero n’est pas une fin en soi, mais « le moyen d’accès à la magie ».
Le but ultime et la raison d’être de ce rituel est le sacrifice appelé le moment de vérité. C’est le moment du plus grand risque pour le matador qui ne triomphera que si, référence au sacré, la mise à mort parfaite se fait en la cruz, dans la croix et que le taureau meurt d’une mort rapide.
Le matador sortira de l’enceinte sacrée par la porte du Prince porté à hombres pour entrer dans le monde profane. Le héros a changé de côté : le demi-dieu bestial qui incarnait la brutalité, la sauvagerie, le péché, la démesure, l’instinct, a été vaincu par la noblesse, la pureté, la droiture, le courage, la science, l’intelligence. Le toro bravo peut aussi avoir son triomphe, soit qu’un tour d’honneur de sa dépouille soit applaudi par les spectateurs debout, soit, exceptionnellement, que sa droiture et son courage lui vaillent d’être épargné.
La corrida ainsi décrite possède littéralement les caractéristiques du sacré, telles que les expose Roger Caillois : « Toute conception du monde implique la distinction du sacré et du profane, oppose un monde où le fidèle vaque librement à ses occupations…[à] un domaine où la crainte et l’espoir le paralysent tour à tour, où, comme au bord d’un abîme, le moindre écart dans le moindre geste peut irrémédiablement le perdre.» « Sous sa forme élémentaire, le sacré représente une énergie dangereuse, incompréhensible, malaisément maniable, éminemment efficace. Pour qui décide d’y avoir recours, le problème consiste à le capter et à l’utiliser au mieux de ses intérêts, tout en se protégeant des risques inhérents à l’emploi d’une force si difficile à maîtriser.»
La corrida incarne bien les deux caractères du sacré qui sont le fascinans et le tremendum, le vertige dionysiaque de l’extase et la crainte de la mort, du mal et du châtiment. La corrida est une hiérophanie, une manifestation du sacré.
Michel Leiris centre son anthropo-psychanalyse de la corrida sur ce point aveugle qui échappe le plus souvent aux aficionados : la mort sacrificielle et la part d’érotisme obscur qui y est impliquée. Je cite : « Dans la passe tauromachique le torero, avec ses évolutions calculées, sa science, sa technique, représente la beauté géométrique surhumaine, l’archétype, l’idée platonicienne. Cette beauté tout idéale, intemporelle, comparable seulement à l’harmonie des astres, est une relation de contact, de frôlement, de menace constants avec la catastrophe du taureau, sorte de monstre ou de corps étranger, qui tend à se précipiter au mépris de toutes règles… Par rapport à l’harmonie que représente le torero avec sa plastique et sa technique codifiées, le mal est le taureau, qui matériellement met la vie de l’homme en danger…»
» La corrida tout entière baigne dans une atmosphère érotique. »
Il évoque le donjuanisme réel ou supposé du matador, son costume, le caractère chorégraphique de son travail, la figure phallique du taureau, la « proximité de l’homme et de l’animal unis en une sorte de danse étroite dans la série de passes », le « rythme de va-et-vient (suite de rapprochements et d’éloignements alternés, comme les mouvements du coït) », l’intromission de l’épée, la montée vers la plénitude puis le paroxysme dans chaque passe tauromachique…
La corrida est paradoxalement une tentative de rationalisation du sacré, de refoulement de l’inconscient et de l’animalité au nom d’une maîtrise technique. La fonction du rituel est de donner à la hiérophanie une lisibilité socialeet de la domestiquer. Caillois montre bien qu’à défaut du paroxysme de la fête sacrée, la société contemporaine se donne le paroxysme de la guerre, ou la joie de la destruction pour elle-même, pour remplir les mêmes fonctions sociales de violence libératrice.
On est pour ou contre la corrida : la passion du débat montre à quel point elle touche au profond de notre humanité et de notre inconscient collectif. Il n’y a quasiment pas de discussion sereine à son sujet. Les aficionados forment une sorte de secte d’initiés avec des orthodoxes et des hérétiques dont les profanes médisent comme d’une société secrète.
La course de taureaux peut être jugée anachronique, barbare et cruelle. Elle a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises par l’Église : Parce qu’elle risquait la vie d’êtres humains. De nos jours elle est critiquée pour cruauté envers les animaux, et on dit que le matador est libre et payé pour ça, donc tant pis pour lui. Les valeurs changent. L’opposition à la corrida a donc changé de sens. Elle s’inscrit dans le processus contemporain de désacralisation et de désenchantement du monde dont l’illustration parfaite est la transformation de tout particularisme culturel en loisir factice, sans danger et payant. L’enchantement actuel c’est Disneyland, les soldes et deux semaines de vacances dans les Landes, bord de l’océan mais dans une résidence avec piscine pour éviter les vagues.
On ne peut pas plus condamner la corrida avec des arguments rationnels que la défendre. Comme on ne peut pas prouver l’existence de dieu ou sa non-existence. Le sacré et la preuve , ou la rationalité, s’excluent.
Bibliographie
– Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, FataMorgana, 1981 (avec des illustrations d’André Masson, poésie et anthropologie de la corrida).
– Michel Leiris, La course de taureaux, Fourbis, 1991 (le voyage de Leiris dans le monde des corridas).
– Roger Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, 1950 ; réédition folio essais 2000.
– René Girard, La violence et le sacré, 1972 (poche pluriel).