Kind of Blue, de Miles Davis, est une œuvre à part, sans équivalent dans le monde de la musique. Il est à la fois l’album de jazz le plus vendu de tous les temps, et le fer de lance d’une révolution artistique. Tout le monde adore «Kind of Blue», même ceux qui disent ne pas aimer le jazz. L’album est frais, romantique, mélancolique et merveilleusement mélodique. Mais pourquoi les critiques le considèrent-ils tous comme le meilleur album de jazz de tous les temps? Pourquoi «Kind of Blue» est-il d’une importance si capitale?
Aujourd’hui, Kind of blue est aussi un objet culturel, le disque de jazz qu’il faut avoir chez soi, le candidat idéal pour l’île déserte. Le marketing adapté à la petite-bourgeoisie planétaire, comme disait Pasolini, en a fait un totem culturel de la consommation du jazz. Comment alors retrouver le charme naissant de l’extraordinaire solo de Coltrane dans Flamenco sketches, de l’attaque de trompette de Miles tardant à venir à l’ouverture d’All blues, du frémissement poétique de Bill Evans sur Blue in green ? D’abord en redonnant à ce disque figé dans une sorte d’éternité tout à la fois céleste et publicitaire sa véritable dimension historique, de manière à le sortir des lectures spiritualistes, platoniciennes dans lesquelles il est trop souvent enfermé. La musique de Kind of blue ne vient pas de nulle part, elle n’est pas miraculeuse . Ou plutôt, si miracle il y a, il est forcément lié à des circonstances musicales bien précises. On dira que, dans la trajectoire de Miles, Kind of blue est un disque de transition à la fois le produit presque ultime de la musique d’un quintette élargi et finissant, et une proposition qui ouvre les vannes de la musique modale que Coltrane reprendra à son compte et développera dans un album comme Giant steps. On dira aussi que la transition au sens de métamorphose, de passage d’une époque à une autre, est certainement le mode de création privilégié de Miles Davis qu’on retrouve même dans les périodes de grande stabilité, comme le milieu des années 60.
Un peu d’histoire.
Les premiers morceaux furent enregistrés au Columbia Records’ 30th Street Studio, le 2 mars 1959. L’album sortit le 17 août. Charlie Parker, grand saxophoniste était mort quatre ans auparavant. Le monde du jazz attendait désespérément le «nouveau Charlie Parker». Il se demandait ce que ce nouveau prodige apporterait au genre. Parker et son compère trompettiste, Dizzy Gillespie avaient lancé la révolution jazz des années 1940, le «be-bop». Leur concept: Partir d’un standard de blues ou d’une ballade, et improviser une nouvelle mélodie basée sur sa grille d’accords. La technique en elle-même n’était pas nouvelle, mais ils parvinrent à la transcender. Leurs extensions d’accords dessinaient des motifs complexes, des phrases syncopées au tempo frénétique. Le problème, c’est que Parker n’avait pas seulement inventé le be-bop ; il en avait aussi tiré le meilleur. Un blues en 12 mesures (ou une chanson en 32) ne pouvait contenir qu’un nombre limité d’accords, et de variations possibles sur ces accords. Avant de mourir, Parker lui-même commençait à perdre sa verve. Miles Davis avait dix-neuf ans lorsqu’il est arrivé à New York, en 1945. Il a très vite remplacé Gillespie, devenant le trompettiste de Parker pendant quelques années, reproduisant fidèlement le style de Bird et Diz. Dix ans plus tard, lui aussi se demandait ce qui pourrait bien faire avancer le jazz. La réponse vint d’un de ses amis, un certain George Russell. Russell était un compositeur génial. Il avait passé la majeure partie des années 1950 à concevoir une nouvelle théorie de l’improvisation de jazz, basée non seulement sur les grilles d’accords mais aussi sur les gammes, ou les «modes». On appelait généralement ce type de musique le «jazz modal». (Une gamme est une suite de douze notes, d’une octave à l’autre. Pour faire un accord, il faut jouer trois ou quatre de ces notes simultanément ou l’une après l’autre, par exemple, pour faire un accord de «do majeur», il faut jouer «do, mi, sol»). Une distinction mince, mais aux implications immenses. Dans une improvisation de be-bop, les changements d’accord servent de «boussole» aux musiciens. Ils permettent de signaler le passage à la prochaine mesure ou à la prochaine phrase. Les accords ont un système bien à eux; le musicien sait quel sera le prochain accord , il sait que les notes qu’il jouera seront celles de l’accord, ou une variation sur ces notes. En jouant un morceau de blues, vous savez que la grille d’accords prendra fin dans 12 mesures (ou, si c’est une ballade, 32 mesures); ensuite, soit votre solo prend fin, soit vous reprenez tout depuis le début. Russell décida d’en finir avec la «boussole». Il était possible, selon lui, de jouer toutes les notes d’une gamme. Autrement dit toutes les notes possibles et imaginables. «En fait, le musicien devrait chanter sa propre chanson, sans avoir à se soucier des accords», écrivait-il, «vous êtes libre de faire n’importe quoi, tant que vous savez quand rentrer à la maison» tant que vous savez quand vous arrêter.
Une nuit de 1958, Russell s’assit devant un piano avec Davis et lui montra de quoi sa théorie était capable .Comment lier les accords, les gammes et les mélodies pour en faire des combinaisons sans fin. Miles réalisa que cette technique pouvait sortir le jazz de l’impasse du be-bop. «Bon sang, s’exclama-t-il, si Bird était encore vivant, ce truc le tuerait.» La même année, dans une interview accordée au critique musical Nat Hentoff, Miles expliqua les bases de la nouvelle approche. «En jouant de cette façon, dit-il, on pourrait ne jamais s’arrêter. Plus besoin de se soucier des grilles, et le temps est mieux exploité. Ça devient un défi: on essaie d’aller le plus loin possible sur le plan mélodique… Je pense qu’un mouvement est en train de naître dans le jazz, nous nous éloignons de la suite d’accords traditionnelle, et nous mettons l’accent sur la mélodie plutôt que sur les variations harmoniques. Il y aura moins d’accords, mais ces accords nous offriront une infinité de possibilités.»
Davis voulait sauter le pas, mais il lui manquait un élément capital: Un pianiste capable de l’accompagner sans jouer les accords. Un concept révolutionnaire. Les accords permettaient aux joueurs d’instruments à vent de se repérer, de contrôler leurs improvisations. Servir de boussole, c’était ça, le boulot de pianiste. Russell recommanda un pianiste qu’il avait engagé pour quelques-unes de ses propres séances, un jeune blanc passionné par la musique: Bill Evans.
Evans avait étudié au conservatoire. Il avait un penchant pour les compositeurs impressionnistes français, comme Ravel et Debussy. Par-dessus tout, il aimait leurs harmonies: elles flottaient, flânaient au dessus de la ligne mélodique. Quand Evans s’adonnait au jazz, il avait pour habitude de ne pas jouer la note fondamentale de l’accord; par exemple, dans un accord de do majeur, il évitait de jouer un do. Il jouait une autre note de l’accord, ou une note proche de celui-ci ; suggérait l’accord sans se laisser emprisonner par lui.
Davis engagea Evans pour son prochain enregistrement, la séance qui allait devenir « Kind of Blue» ,l’expression parfaite de sa nouvelle approche du jazz. Le meilleur exemple de cette nouvelle façon de jouer est sans doute le morceau «Flamenco Sketches».
Lors d’une séance de jazz, en général, la partition fournie au groupe n’indique que le «head»: les douze premières mesures d’un air et le chiffrage des accords. Le groupe joue le « head », puis chaque musicien improvise sur les accords. Dans «Flamenco Sketches», en revanche, Evans fait reposer le morceau sur cinq modes, chaque mode faisant passer une émotion légèrement différente de la précédente. Au haut de la partition, quelques mots manuscrits : «Improvisez sur ces modes».
Pour les deux saxophonistes du groupe, John Coltrane (ténor) et Julian «Cannonball» Adderley (alto), cette instruction était particulièrement étrange. Les deux musiciens étaient des experts de l’improvisation, mais leurs créations avaient pour bases les accords: Adderley, en sa qualité d’acolyte de Charlie Parker, tirait son inspiration du gospel ; Coltrane, lui, était un explorateur presque mystique, constamment à la recherche du son parfait, de la note juste, retraçant la carte de ses voyages sur les grilles d’accords ; il empilait, inversait les accords, sans savoir quelles combinaisons marcheraient le mieux, et les essayaient donc toutes. Quelques mois après les séances de «Kind of Blue», Coltrane créa son propre groupe et enregistra un album, «Giant Steps»: sa quête continuait, poussant les musiciens dans leurs derniers retranchements : «Giant Steps» marquait l’aboutissement, la fin de l’aventure be-bop; Coltrane le savait, et il s’orienta ensuite vers une toute autre direction, une autre façon de jouer, moins attachée à la structure, un style encore plus «libre» que celui défini par Russell. Mais il avait déjà commencé cette mue sur «Kind of Blue», surtout dans «Flamenco Sketches», laissant plus que jamais libre cours à son lyrisme.
La rupture avec le be-bop s’entend dès le premier morceau de l’album, «So What», qui deviendra très vite l’hymne de ce nouveau style. Dans le texte de pochette de l’album, Evans décrit cet air comme étant « une simple figure : 16 mesures jouées sur un mode, 8 sur un autre et 8 sur le premier, (…) en rythme libre. » .Pour «Flamenco Sketches», Evans écrit que l’improvisation sur chaque mode peut « durer aussi longtemps que le soliste le souhaite»). Dans cet extrait de «So What», Davis improvise sur un seul mode pendant près d’une demi-minute ; il ne revient au thème principal que dans les dernières secondes, quand le piano d’Evans lui signale un changement de mode. Comparez cet extrait à «Freddie Freeloader», le seul blues conventionnel de l’album (et le seul morceau sans Evans; Miles avait demandé à Wynton Kelly, spécialiste du blues et du be-bop, de remplacer au piano) : Structurellement, le morceau est proche des airs be-bop que jouaient Davis et Parker au milieu des années 1940: la mélodie reste rivée à la grille d’accords du piano, qui change à chaque mesure, comme dans cette version d’«Ornithology» jouée par Parker et Davis.
Si on compare ces morceaux de bop conventionnels à «All Blues», le morceau le plus représentatif du «jazz modal» sur «Kind of Blue»: De prime abord, il ressemble à un air de blues classique, mais écoutez-le avec un peu plus d’attention: les instruments à vent, qui soufflent et répandent l’harmonie en arrière-plan, jouent les mêmes notes dans toutes les mesures; ils ne s’adaptent pas à la grille d’accords du piano ; en fait, il n’y a pas de grille d’accords. Ce n’est pas du blues: c’est une espèce de blues, «a kind of blue».
«Kind of Blue» était donc totalement novateur. Une question demeure, cependant: qu’est-ce qui rend cet album si génial? Réponse: les musiciens, tout simplement. Durant toute sa carrière, et en particulier dans les années 1950-60, Miles Davis a toujours su recruter les bonnes personnes à l’instinct. La plupart de ses sidemen ont fondé leurs propres groupes, et ces sidemen (en particulier Evans, Coltrane et Adderley) comptaient parmi les meilleurs. Ils ne manquaient jamais à l’appel, jouaient une musique qui leur donnait une liberté d’expression sans précédent (ils étaient libre de «chanter leur propre chanson», pour reprendre l’expression de Russell), et ils étaient à la hauteur de la tâche ; le premier enregistrement était souvent le bon. Ils chantaient leur propre chanson riche et sans fin.
L’héritage musical de cet album est en demi-teinte; sans doute parce qu’il a les défauts de ses qualités. Il a donné une liberté presque totale aux musiciens de jazz: ceux qui avaient un message à transmettre s’épanouirent; ceux qui n’avaient rien à dire se contentèrent de faire dans le n’importe quoi improvisé. C’est le côté obscur de ce que Miles Davis et George Russell ont créé: beaucoup d’improvisation en roue libre pour un résultat affligeant, une musique sinistre, assommante et mortelle (mortelle au sens propre pour le jazz: la fascination pour le rock’n’roll, style beaucoup plus structuré, allait naître). Pour un bon nombre des successeurs du jazz modal, la liberté se résumait à jouer tout ce qui leur passait par la tête – c’est-à-dire pas grand-chose.
Ce qui fait le charme de «Kind of Blue», c’est aussi le fait que cet album n’a jamais eu de suite. Le groupe se sépara peu après l’enregistrement. Evans créa son propre trio de pianistes; Adderley continua de jouer du bop teinté de gospel; après «Giant Steps», Coltrane se tourna vers le free jazz ; Davis opéra lui-aussi un retour aux sources pendant quelques années, puis il créa un nouveau groupe au milieu des années 1960, avec des musiciens plus jeunes, qui réveillèrent son instinct aventureux.
Un peu de subjectivité.
«Kind of Blue» est un album unique. Que je le mette en musique de fond ou que je l’écoute attentivement, je ne peux m’empêcher d’être émerveillé par son inventivité spontanée. Et quand je crois le connaître, je l’écoute encore et je me surprends à découvrir quelque chose de nouveau.
Je venais de naitre quand Kind of blue a débarqué dans les bacs des disquaires. Je n’ai donc qu’une idée floue et abstraite de l’accueil reçu à l’époque par cet album appelé à devenir le plus célèbre et sans doute le plus vendu de l’histoire du jazz. Ce que je sais, c’est que sa légende s’est répandue comme une tache de couleur qui gagnerait peu à peu l’ensemble d’un tableau. Plus tard, adolescent découvrant le jazz et ses mystères, j’ai moi-même sacrifié au culte du bleu Davis, irrésistiblement attiré par les modalités obsédantes d’All blues et, surtout, par la capiteuse ivresse des tempos lents de Blue in green et de Flamenco sketches. Ah, ces tempos lents ! Cette mélancolie vénéneuse, opiomane, si propice aux rêveries en chambre. Cette esthétique de la fatigue, ces silences malades, ce vertige de l’extinction et, en même temps, cette folle élégance, cette distinction suprême, ce dandysme discret. Des dizaines de fois, j’ai repassé sur la platine les mêmes phrases, notes, accents, les absences au risque de la complaisance et de l’écœurement. De ce romantisme adolescent, je n’ai jamais complètement perdu le souvenir, immédiatement réactivé par une nouvelle écoute de cette sorte de bleu toujours au bord de l’épuisement. Pour moi , l’originalité profonde de Kind of blue tient sans doute à ce que cette esthétique de la transition rencontre ici, peut-être pour la première fois, une forme entièrement traversée par une tension vers l’immobilité. De ce mouvement de balancier entre mouvement et immobilité, Miles va tirer toute sa musique pour les décennies à venir, notamment les années 60 et 70. En ce sens, Kind of blue ne peut pas être simplement écouté comme une exception divine et absolue. L’étrange conjonction qui se noue entre les musiciens n’est pas seulement d’une fatale beauté, cette rencontre possède aussi une dimension aléatoire au-delà de la perfection formelle et définitive que l’on entend. Miles est l’homme des constellations stellaires, et celle de Kind of blue n’est pas la seule qui puisse nous faire pâlir d’envie et pleurer de joie. Celles de Birth of the cool, de Miles ahead, de Nefertiti, de Bitches brew n’ont rien à lui envier et constituent tout autant des crêtes indépassables dans cette course permanente vers les sommets. Je pourrai même même dire sans vergogne que Kind of blue a les défauts de ses qualités. Presque trop parfait, probablement très influencé par les collaborations contemporaines entre Miles et Gil Evans. On dirait que chaque morceau trouve presque spontanément son propre arrangement. L’écoute de la version alternative de Flamenco sketches, seul morceau de l’album avec deux versions différentes, montre une imperfection que Miles a forcément éliminée au moment du montage. L’ensemble du disque lui donne évidemment raison, car cette autre version de Flamenco sketches aurait été comme une faute de goût dans ce monochrome bleu. En même temps, cet accroc dans le tapis rassure et montre en creux que cette musique divine, trop divine a aussi ses failles. C’est en ce sens que l’abus du bleu Davis peut être nuisible, arbre qui cache une forêt bien plus hirsute qu’on pourrait le croire si l’on s’en tient seulement au canonique Kind of blue. Il suffit d’écouter le même groupe, un an plus tôt au Plaza , pour y entendre une tout autre musique, traversée par une énergie bien plus accidentelle. Pourtant, le combat est trop inégal. Kind of blue, jusque dans ses effets pervers, demeure indépassable. Tout juste peut-on espérer avoir ramené sur terre cet astéroïde chu d’un ciel trop bleu.