Je souhaite aborder l’écriture de Bashung d’un point de vue stylistique, en cherchant à dégager ce qui s’écarte de l’usage traditionnel de la langue pour en faire une œuvre d’art à part entière et analyser ce qui fait la spécificité de sa prose et l’organise en une sorte de signature. Quand je parle de l’écriture de Bashung c’est par facilité étant entendu qu’il a collaboré avec divers auteurs tels que Fauque, Bergman ou Gainsbourg.
Il y a, chez Bashung, une tentation, une fascination pour le double. Son langage, n’est jamais saisi dans une unicité, une précision; tout est toujours flou, glissant, redoublé profondément ambivalent. L’écriture donne en permanence l’impression de se dérober, on croit l’avoir saisie mais déjà elle se dérobe, le sens sur lequel on croyait pouvoir s’appuyer cède sous la pression de la forme dans laquelle il s’insère. Le texte se déploie dans plusieurs directions, dans plusieurs dimensions simultanées qui ne se font jamais entendre simultanément. L’auditeur est toujours maintenu dans une sorte d’incertitude quant à la compréhension du texte. Cette incertitude procède du fait que Bashung fait souvent coexister, au sein d’un énoncé unique, deux espaces de significations distincts, qui la plupart du temps entrent en conflit. De ce conflit naît la dimension poétique. Pour cela, je m’intéresserai à deux manières spécifiques, deux figures récurrentes dans son écriture qui permettent de provoquer cette situation de conflit.
La première est celle du double tangible : le miroir ou l’écho, dont la présence jalonne le texte. Aucun terme, aucun syntagme n’existe chez Bashung de manière autonome, tous viennent s’inscrire dans un plus vaste réseau, phonique et sémantique, qui structure le texte, lui donne cohérence et couleur. Certaines chansons possèdent ainsi des « clés de lectures », des thèmes et parfois même des mots qui sont des sortes de dénominateur commun à l’ensemble du texte, des nœuds dont découle l’ensemble des autres termes.
La seconde figure, plus insaisissable, fonctionne davantage par surgissement : c’est le double absent, fantomatique, le possible de la langue jamais complètement actualisé, mais dont on ne peut remettre en cause la présence souterraine. Cette figure, qui s’applique notamment de manière récurrente aux locutions, donne une véritable épaisseur au texte de Bashung. Avec la première figure nous sommes dans un rapport d’horizontalité du texte à son double. Avec la deuxième, on entre dans un rapport de verticalité. Ce sont ces différentes modalités d’existence du texte que je vais essayer d’analyser à l’aide de certains exemples.
Concernant le premier type de figure, je distinguerai différentes formes de sa présence au texte : la saturation (allitérations, paronomases), la récurrence (notamment par le biais d’allophones et le renvoi direct (jeux de mots, calembours).
Je commencerai par traiter les échos qui sont les moins riches d’un point de vue poétique : les jeux de mots. En effet, les tensions qu’ils instaurent entre les mots sont davantage de l’ordre de l’amusement que de l’incongruité Nous en citerons quelques uns des plus fameux, tels que « Guru, tu es mon führer de vivre » (Source : Guru), « tu m’as conquis j’t’adore » (S.O.S Amor), « helvète underground » (Helvète Underground), ou encore « Robinson Crusoë n’a plus un vendredi libre » (id.). Au-delà des réflexions que peut engager ce dernier exemple sur la question de l’esclavage et sur le mythe du Bon sauvage, on admettra que l’on se situe plus du côté de la blague de potache que de la véritable trouvaille poétique. La plupart de ces jeux de mots ressortent davantage du calembour, l’amorce étant d’ordre sonore – chanson oblige (à l’exception ici de l’exemple de Robinson, où le jeu de mot portant sur « vendredi » repose sur un second sens possible pour un terme utilisé – ici nom propre/nom commun. On notera deux choses concernant cette propension au jeu de mot : la première est qu’elle peut déborder le cadre de la chanson pour s’étendre au cadre para-textuel de l’album : ainsi du live enregistrée lors de la tournée de l’album Novice : Tour Novice, ou de certains titres de chansons : Camping Jazz … La seconde, d’ordre génétique, est que cette figure relativement peu productive d’un point de vue poétique semble caractériser une période précise de l’écriture de Bashung quand il travaillait avec le parolier Bergman. Cette relation textuelle me semble assez pauvre du fait de son caractère particulièrement tranché : soit on comprend l’astuce, soit on ne la comprend pas ; soit l’on possède la référence, soit on ne la possède pas. Son ressort réside tout entier dans notre capacité de compréhension et notre vivacité d’esprit. Mais, une fois élucidé, le jeu de mots n’offre plus aucune difficulté ; il se donne tout entier ou ne se donne pas. Il ne possède pas cette propriété de résistance qui fonde l’image poétique : une association dont la compréhension justement résiste, une association qui ne se départit jamais totalement de son caractère étrange et pour laquelle demeure toujours une forme d’incertitude. L’image poétique fuit l’évidence. L’écho qui s’instaure entre les deux pôles du jeu de mots ne provoque jamais que la satisfaction de l’esprit et constitue en ce sens le « degré zéro » des figures du miroir, ou de l’écho.
Un degré supplémentaire est franchi avec l’usage d’une figure que semble particulièrement affectionner Bashung, à savoir l’ allophone : « texte transcrit en d’autres mots. On a remplacé des mots par des homophones qui semblent conférer au texte un sens nouveau »
Exemple particulièrement probant cet extrait de 2043 : « Ses congénères crient au génie », où on est forcé d’entendre, ou croire entendre, dans la phrase initiale, la présence, seconde, du mot « cryogénie ». On peut également penser à certains titres : « Est-ce aimer ? », « Que n’ai-je ». Ce procédé, dans certains cas, peut produire des équivoques intéressantes -renvois troubles, miroirs troublés : ainsi, le début de Volutes ne se laisse pas aisément démêler : « Vos luttes partent en fumée / vos luttes font des nuées / des nuées de scrupules », que l’on peut tout à fait entendre, titre du morceau à l’appui : « Volutes partent en fumées / […] font des nuées / dénuées de scrupules ». L’allophone est ici pour Bashung un moyen de brouiller les pistes, de scinder l’idée que l’on croit saisir, et son propre reflet (les mêmes sons pouvant produire deux phrases distinctes, le trouble étant renforcé par le champ lexical vaporeux qui caractérise tout le texte, et dont la dimension proprement insaisissable convient bien à cette entrée en matière). On voit donc bien qu’avec cette figure, il réintroduit ce principe de résistance, cette dimension d’incertitude. Si l’on file la métaphore du miroir, le reflet du texte premier ne diffère plus simplement parce qu’il est maquillé, mais bien parce qu’il commence à introduire la possibilité d’un Autre ; c’est le principe d’identité du texte à lui-même qui est remis en cause par l’allophone, où l’on croit entendre ce qui s’avère être différent. Ce que l’on croyait avoir identifié comme l’image première n’en est en fait que le reflet, qui nous échappe. Il n’y a plus coïncidence, mais une première forme, infime, de décalage. Le texte, doucement, s’ébranle.
Enfin, l’image d’un mot peut se diffracter jusqu’à saturer le texte de sa présence, par le biais notamment de deux figures particulières : l’allitération et la paronomase. Nombreux en effet sont les textes de Bashung reposant sur un nombre restreint de phonèmes, et semblant même parfois entièrement procéder de variations appliquées à ces (ou ce) phonèmes. Le principe de « retour permanent » qui caractérise la rime (certains schémas de phonèmes terminaux se répondent de manière réglée) s’étend alors à l’ensemble du texte ; par la systématisation de ce principe, on entre alors dans une forme de saturation, de « galerie des glaces » renvoyant indéfiniment la même image de manière déformée. Ainsi du [an] (ou [am]) d’Un âne plane (titre programmatique) qui contamine en quelque sorte le reste du texte, dans lequel on retrouve des mots tels que « Notre Dame », « clame », « fane », « anatomies », « pavane », « courtisane », « anoblit », « condamne », « émanent », etc. Ou bien du [z] d’Osez Joséphine, que l’on retrouve de manière particulièrement éloquente dans la phrase « user l’usurier / soyez ma muse », ou ailleurs (« plus rien n’s’oppose », et jusque dans certaines liaisons « ils font des envieux », étendant ce principe de contamination au-delà du mot seul, mais bien dans la structure même de la phrase – les mots entre eux produisent le son premier.) La paronomase également peut produire cette sensation d’enfermement entre certains sons récurrents, au nombre restreint. « A moi s’agrippent des grappes […] » (Noir de monde), « les cymbales les symboles » (Happe), « j’ai pas compté j’escomptais » (Malaxe), « à quoi s’adonne la madone » (L’Irréel), « j’ai fait l’amour/j’ai fait le mort » (La Nuit je mens), « en Écosse des gosses précoces » (Que n’ai-je), pouvant aller jusqu’à l’homophonie, sorte de « paronomase absolue » : « en Écosse des gosses écossent » (id.), « me lancent/des dagues et des lances » (Volutes). Mais dès lors, c’est l’infime variation dans la répétition du même, qui importe : ainsi, dans une phrase telle que « effet de serre/ma vie sous verre/s’avère ébréchée » (Dehors), c’est le terme « ébréchée », qui concentre toute notre attention par sa situation en fin de phrase et qui produit cette cassure que le reste de la phrase prépare: la surenchère, l’enfermement dans quelques sons particuliers favorise l’écart, la disjonction : tout terme ne présentant pas le même caractère d’identité constitue nécessairement un relief à notre écoute ; le fait que ce terme, ici, soit « ébréchée » est d’autant plus éloquent, dans la mesure où c’est lui qui vient écorcher la structure close de la phrase, et vient forcer notre écoute. Dans le miroir, l’image de cette phrase est à la fois une ressemblance, une forte identité, en même temps qu’une fêlure. Il revient donc à la langue elle-même de faire vaciller sa propre image, de mettre en place les conditions de sa propre remise en cause, de sa propre contestation – le surgissement de ses failles. Cet univers cohérent de répétition du même, ce principe d’identité qui structure et organise de nombreux textes de Bashung, ne vaut que pour et par les nuances, les exceptions et variations qu’il met à jour, dont il permet l’épanouissement. La récurrence d’une figure n’a d’intérêt que dans les moments où elle fait défaut – dans l’espace intime de ses lacunes. C’est ainsi que je voudrais concevoir l’intérêt des différentes figures « du miroir » : dans leur opacité bien plus que dans leur transparence. Il est vrai que ces divers phénomènes d’échos participent d’une cohérence du texte, qu’ils lui permettent de prétendre à une forme d’unité, de couleur qui lui soit propre. Mais les espaces cohérents peuvent également s’appréhender par leurs marges, car c’est ainsi, par l’écart, que l’on peut espérer accéder à cette étrange résistance du poétique dont je parlais plus haut.
Après avoir fait état des principaux moyens dont use Bashung pour donner à ses textes une apparence de stabilité , je voudrais analyser un autre type de figure, qui joue bien moins sur la mise en relation des différents éléments explicites d’un texte, que sur le recours à un éventuel implicite du langage. Alors que nous venons de voir comment d’éléments en présence pouvait naître une lacune, j’aimerais désormais montrer comment est-ce que Bashung parvient à donner une forme de présence à ce que la langue, d’une certaine manière, dissimule.
Certains textes reposent sur des « mots-fantômes », des sortes de dénominateurs communs à l’ensemble des autres termes, autour duquel ils tournent, sans jamais sembler le saisir, sans jamais l’énoncer, des clés de lecture restant dissimulées, informulées. Ces présences fantomatiques peuvent être d’ordre sémantique, avec le développement d’un champ lexical particulier, ou phonique, rejoignant ainsi le principe allitératif.. Pour les constructions d’ordre sémantique, on peut penser à 2043 et Angora, qui s’organisent respectivement autour de la notion d’hiver (et ce qu’elle implique de froid et de rigueur : « elle hiberne », « l’ont refroidie », « crient au génie », et de maladie respiratoire (voir notamment le refrain. Dans la mesure où elle est couplée au champ lexical de la moisson – « faucher les blés », « manier la fourche », « […] qu’on a semée », « n’a pas pris ». Dans une perspective plus large, on peut constater qu’un album tel que Fantaisie Militaire semble s’organiser autour de l’idée de Nature. Ainsi, on peut lire dans la grande majorité des chansons des allusions à la nature en tant qu’elle renvoie à une forme d’état premier, ou de monde parallèle au nôtre mais qui conserve tout de même une certaine porosité.: les grands espaces (« montagnes », « plaines », « abysses », « forêt vierge », « l’océan » ), le monde minéral (« extrait de roche », « falaise », « éboulis »), aquatique (« cité lacustre », « geyser », « l’eau du nénuphar », « jailliront les cascades », « les eaux troubles », « les pluies acides »), végétal (« la lande », « les herbes folles », « valériane », « orchidées », « laurier » « nos lianes infinies », « le dernier coquelicot », « les sapins », « la mandragore »), animal (« le lièvre court la hase » « au gardon à la tanche », « terrier ») le cycle cosmique (« la saison », « aux équinoxes », « mes éclipses », « la Grande Ourse »), etc., comme si l’album dans son ensemble était parcouru par cette idée de Nature, et les rapports que l’homme peut entretenir avec elle.
https://www.youtube.com/watch?v=I65xH9-bWRU
On peut également retrouver ce principe de mot-fantôme qui viendrait hanter les souterrains d’un texte dans une dimension d’ordre plus phonique. L’exemple le plus significatif d’un tel procédé nous est offert avec la chanson Elvire, dont le titre semble déterminer, parcourir l’ensemble du texte ; autrement dit, le texte paraît s’attacher à n’exprimer aucun terme qui ne rompe le lien phonique avec le prénom qui le fonde. On trouve ainsi des mots tels que « rêveries véritables », « éprouve », « logiciel », « en exil j’excelle/aux barres parallèles », « enjoliveurs », « crécelle », etc. Tout le texte paraît donc n’exprimer, en filigrane, que la présence absolue, totalisante, de cette Elvire. La question à cet endroit pourrait être de connaître la différence que j’opère entre l’exemple d’Elvire, et le principe de l’allitération : c’est qu’ici, la récurrence des mêmes phonèmes ne relève pas d’une volonté arbitraire d’établir des échos entre certains mots, mais bien de rendre phoniquement la permanence de la figure féminine, qui s’épanouit de manière souterraine , et qui vient d’une certaine manière véroler le texte dans son ensemble. Autrement dit, l’obsession du narrateur pour cette Elvire peut se lire dans le processus de contamination qui se met en place sur l’ensemble du texte. Même lorsqu’elle n’est pas nommée, on ne peut s’empêcher « d’entendre » sa présence. Je dirai qu’elle hante la chanson.
Un autre procédé que semble affectionner Bashung est celui qu’emploie Michel Leiris dans son Glossaire et qui consiste à remettre en cause l’arbitraire du signe linguistique, en donnant à un mot une définition qui semble procéder du signifiant plus que du signifié. C’est le mot dans toute sa matérialité qui commande la définition (ainsi, on peut trouver à « Botanique : ta beauté panique »). Si Leiris pousse l’habileté à conserver une cohérence d’ordre sémantique au sein du jeu sur les signifiants (« centaure : sans mors son torse se tord »), Bashung reprend le procédé en le simplifiant quelque peu. On peut donc trouver trace, dans son écriture, de certaines de ces définitions obliques : Ombres chinoises : « les ombres s’échinent à me chercher des noises » (J’passe pour une caravane), Vercors : « voleur d’amphores au fond des criques » (La Nuit je mens), ou encore Sonotone : « les sonates de l’automne » (La Ficelle). De cette manière, et pour reprendre l’expression de Leiris, on « entend ce que les mots disent ». Ils sortent de leur simple transitivité, s’imbriquent à la façon de poupées gigognes, et croyant en trouver un, on tombe sur les autres. Il établit ainsi entre eux des correspondances insoupçonnées et inédites, qui nous poussent à entendre au plus près la texture du mot, et exploite de cette façon sa faculté à « faire image ». Il met à jour les réseaux qui parcourent la langue et qui souvent nous échappent, dans l’habitude que nous sommes à ne plus considérer le langage pour ce qu’il est, mais pour ce à quoi il nous sert
Cette remotivation de la langue trouve son accomplissement le plus radical dans le traitement que fait Bashung des locutions et autres expressions figées, qui surabondent dans le cours de son écriture. Je ne me lancerai pas dans un compte-rendu exhaustif de chacun des cas particulier de ce procédé, dans la mesure où il pourrait constituer à lui seul un article conséquent, mais je tâcherai de dégager les principes de sa mise en place, et ce que cela engage dans notre rapport au texte – et, partant, au langage. La locution, explique Le Grand Robert, est un « groupe de mots (syntagme ou phrase), fixé par la tradition ». Elle se caractérise également par le caractère « intangible » et « stable » de sa forme. On pourra également ajouter qu’elle constitue, par le fait même de son intangibilité, la modalité d’expression favorite de l’ensemble des opinions reçues sans discussion, comme une évidence naturelle, dans une civilisation donnée. ». Il s’agit donc en un certain sens d’un matériau verbal – et poétique – plutôt vil. Or la prose de Bashung regorge véritablement de ces locutions, expressions figées, tics de langage : « avoir les mains sales » (Station Service), « pleuvoir des cordes » (Rognons 1515), « sans crier gare » (id.) , « sur le bout des doigts » (Mes bras), « faire une fleur » (J’ai longtemps contemplé), « se perdre en […] » (Kalabougie), « fausser compagnie » (Fantaisie militaire), « le plus clair de mon temps » (J’passe pour une caravane), « la caravane passe » (id.), « partir en fumée » (Volutes), « être noir de monde » (Noir de monde), etc. Ce qui importe désormais est de saisir le traitement qu’il impose à ces locutions, ou autrement la manière dont il arrive à se sortir des sables mouvants de la langue, comme est-ce qu’il parvient in fine à la mettre en branle. Il procède pour cela de trois manières différentes : soit par un jeu sur le contexte dans lequel il insère la locutions ; soit par un jeu sur les termes immédiatement présents dans l’environnement de la locution, d’un point de vue strictement syntaxique : quels sont les mots qui bornent, encadrent la locution, qui se situent dans son entourage immédiat ?) ; soit, empruntant à l’attitude surréaliste, par défigement de l’expression. Je ne retiendrai qu’un exemple pour chacun des types de traitement.
https://www.youtube.com/watch?v=U-tJQgsZp20
Concernant la relation au contexte général de la chanson, sa concrétisation la plus éloquente est celle que l’on peut trouver dans le texte de Station service, extrait de l’album Roulette russe: « Aujourd’hui j’ai plus les mains sales». Cette phrase, qui intervient à de nombreuses reprises dans le texte, subit l’action rétroactive du contexte de deux manières distinctes mais non contradictoires : en effet, le morceau dépeint, d’une part, la mort d’un « vice-président du conseil […] à l’arrière de sa DS », et de billet de « 100.000 lires » que l’on tend en faisant « promett[re] de n’jamais rien dire ». Ce genre d’affaire justifie pleinement qu’en « lâch[ant] son job », on n’ait plus les mains sales, et la conscience tranquille. « Avoir les mains sales » aurait donc bien ici le sens (figuré) qu’on lui connaît, celui de se compromettre dans d’obscures affaires. Mais (et c’est le deuxième sens possible de l’expression), l’action se passe, ainsi que le titre l’indique, dans une « station service ».On peut donc recevoir l’expression « avoir les mains sales » au sens propre , dans la bouche de celui qui en arrêtant son « job » n’a plus, enfin, à se soucier de l’état de ses mains. Partant de là, l’habileté de Bashung réside dans le fait qu’il fasse converger les deux sens (propre et figuré) sur la même expression, sans qu’ils n’entrent jamais en conflit, et sans que l’on soit jamais capable de décider lequel des deux il nous faut retenir : on ne peut jamais trancher quant à l’orientation qu’il nous faut donner à cette phrase. La seule chose dont nous puissions être sûr, c’est que par la mise en place d’un contexte spécifique appliqué à une expression particulière ou, inversement, par le choix d’une locution spécifique dans un contexte particulier, il nous pousse à reconsidérer cette dernière dans toute son épaisseur. Il nous oblige, par une subtile mise en contexte, à repenser l’origine de l’expression. Nous sommes forcés de nous confronter à la dualité principielle de toute locution mais que l’usage nous fait perdre de vue. En ce qui concerne le rapport au co-texte, on peut distinguer deux façons de procéder, toutes deux s’appuyant sur un usage particulier du lexique : par analogie, ou par antagonisme. Par analogie, j’entends que l’on trouve parfois dans l’environnement immédiat de la locution certains termes ressortissant du même champ lexical qu’elle, et que de cette proximité naît la figure. Ainsi pour la phrase suivante : « Je me tue à te dire / qu’on ne va pas mourir » (Mes bras) : la présence du verbe « mourir » fait immédiatement écho au verbe « tuer » (champ lexical de la violence et de la mise à mort), que pourtant l’usage nous à appris à ne plus entendre pour lui-même lorsqu’il s’inscrit dans la locution « se tuer à dire (qqch – à qqun -) » C’est la co-présence des deux termes qui nous pousse à revenir sur la locution et qui nous permet d’entendre, ici, la violence sur laquelle elle se fonde. « Je meurs pour te dire qu’on ne mourra pas ». A noter également que ce type de pratique est valable dans le cas d’expressions telles qu’ « un train s’en va sans crier gare », « il pleut des cordes sur ma guitare » (Rognons 1515), etc.). Mais cette prise de conscience peut également passer par le recours à deux termes antagonistes : « se perdre en retrouvailles » (Kalabougie) (ou encore « le plus clair de mon temps dans la chambre noire » (J’passe pour une caravane) : c’est donc ici le fait de rapprocher l’idée de « perte » et celle de «retrouvailles» qui fait sens. Le phénomène majeur qu’entraîne ce jeu sur le co-texte, est qu’il nous pousse à reconsidérer la locution dans toute sa matérialité ou dans toute sa texture. Bashung confronte d’une certaine manière l’espace figé de la locution, et l’espace dynamique de la phrase. L’auditeur bâtit le sens de manière progressive, et c’est cette entreprise de dévoilement qui le conduit à reconsidérer la locution, une fois opérée la compréhension du syntagme dans son ensemble. La présence du co-texte provoque en quelque sorte le vacillement de la locution, par un mouvement de va-et-vient permanent sur l’axe syntagmatique, d’un espace à l’autre. Même s’il ne s’agit pas d’un « défigement » en règle , cela participe tout de même d’une forme « d’ébranlement » de la locution. Le terme d’ « expression figée » signifie bien que le récepteur identifie le syntagme comme un bloc, dont les différentes composantes restent inconsidérées pour ce qu’elles sont. En rétablissant des liens de type lexical, Bashung rend perceptible un ou plusieurs éléments en particulier de la locution et lui rend son particularisme. De cette manière, il nous fait entendre les « rouages »de la langue.
Enfin, la troisième manière d’exploiter ces « phénomènes linguistiques » particuliers que sont les locutions, est le « défigement » de certaines « expressions figées » tel que le pratiquait les surréalistes, c’est-à-dire par l’intervention directe sur la configuration interne de l’expression : ainsi Madame ne rêve pas à des « foudres de guerres », mais bien « de foudres et de guerres » (Madame Rêve). De la même manière, ça n’est plus « la caravane qui passe », mais bien « Je [qui] passe pour une caravane ». L’expression est donc mise à nue, en une sorte de dissection, puis « remontée », de sorte qu’elle nous apparaisse comme neuve ou du moins, inouïe.
Par tous ces procédés, A.Bashung participe d’une remise en cause de la transitivité de la locution : on ne glisse plus sur elle comme sur ce bloc syntaxique que l’usage nous a appris à ne plus considérer pour lui-même, mais pour ce à quoi il renvoie : on est forcé de l’appréhender de manière individuelle. L’informulé remonte à la surface, se fait véritablement entendre. Bashung débarrasse la locution de son surpoids doxal, et elle devient ainsi, par son incongruïté et son intransitivité fraîchement acquise, un matériau à fort potentiel poétique.
Je voudrais pour finir évoquer deux procédés qui, s’ils ne rentrent pas pleinement dans les catégories factices forgées par mes soins, n’en demeurent pas moins des « points de surgissement » du sous-texte, des voies d’accès aux galeries qui parcourent les textes de Bashung. Le premier de ces procédés est un hybride entre ce que j’ai pu dire sur le principe de l’allophone et le jeu sur le co-texte : citons ainsi, pour illustrer cette catégorie, des phrases telles que « les délices qu’on ampute pour l’amour du connasse », ou « tu sauras où l’acheter le courage », ou encore « et que ne durent que les moments doux ». Cette figure se déploie en deux temps : d’abord Bashung sélectionne un terme, que l’on peut croire neutre mais qui en réalité contient en son sein la possibilité d’une seconde lecture ; puis il lui accole un second terme qui, par affinité sémantique, actualise en quelque sorte la seconde lecture possible du premier. Par exemple, il ne vient pas spontanément à l’idée d’entendre « lâcheté » où l’on nous dit « l’acheter ». Mais par l’association du mot « courage », son exact antonyme, cette métamorphose devient immédiate et évidente. Ainsi, chacune de ces phrases peut s’entendre « en plusieurs dimensions ».
Enfin, la dernière figure que j’aimerais citer simplement pour mention est celle de la syllepse, qui présente le double avantage de constituer un point de basculement du texte et un point de vacillement dans notre compréhension. C’est une figure qui met en déroute tant le texte que l’auditeur ; le texte hésite, et l’on hésite avec lui. Ainsi : « […] un concours de circonstance qu’aurait engendré ce paysage désolé/de n’être pas resté ». Le basculement s’opère ici au niveau du mot « désolé », qui s’accompagne en plus dans la chanson d’une pause dans la scansion. (On notera que l’expression « un paysage désolé » peut constituer également une forme d’expression figée – au moins dans un certain type de littérature.) Ce terme, sur lequel s’opère la jonction de deux sens, propre et figuré, les unit, et fait résonner la solitude de l’un dans l’embarras de l’autre. Dire le plus de choses avec le moins de moyens, voilà ce qui pourrait constituer une sorte de programme esthétique pour Bashung.
Voilà donc dans les grandes lignes ce que j’aurais eu envie de dire quant à l’écriture d’Alain Bashung, à ce que je pense être son fonctionnement, ses mécanismes, ses spécificités. Ce que je me suis efforcé de faire était de cerner les modalités d’existence du langage chez Bashung, ses différentes organisations, sa structure. Et de cette structure, le concept qu’il me semble falloir retenir est cette idée de densité, de permanence des images et de leur intégration en un plus vaste réseau. La langue d’Alain Bashung est une langue qui me paraît trouée en même temps qu’elle est stratifiée, où les différentes lectures possibles se déposent en une multitude de couches. Voilà ce que nous pourrions identifier comme le système poétique propre à Alain Bashung. Il faudrait aussi analyser d’éventuelles failles dans le système.
Comme dans le sublime Samuel Hall, de Fantaisie Militaire. Tout y semble d’un absolu premier degré : absences d’images, de figures de style, de sous-texte, pauvreté du lexique, élocution hachée . Tout est fait pour que, à l’instar du héros, ce texte se marginalise du reste de la production de Bashung. Et c’est finalement dans cette perspective macrostructurelle que s’accomplit sa beauté, et qui en fait un alien dans l’œuvre du maître et incarne la trace insurpassable de l’Autre.
Merci pour votre texte. Il y a aussi énormément de jeux de mots dans les textes. « Tu t’chopes des suées à Saïgon »… celui-là (Chop Suey), fallait le trouver. Ou « le roi des scélérats à qui sourit la vie »… J’ai l’impression qu’il y en a quasiment un à chaque phrase, mais ils sont dûrs à trouver 🙂