Pourquoi écrire sur Dimitri Chostakovitch? Tout d’abord parce que par certain coté il reste une énigme. Par ce que j’aime sa musique, vous découvrirez plus loin pourquoi. Et parce que sa symphonie N° XIII a inspiré les images insérées dans ce texte.
Dans le contexte de la guerre froide, l’œuvre de Chostakovitch nous parvint pendant longtemps déformée. Dans les années soixante-dix des témoignages de dissidents et rescapés de l’univers concentrationnaire, vinrent s’inscrire en faux contre les histoires officielles, ou du moins les corrigèrent sensiblement. Dans ce processus de “reconnaissance historique” parurent (en 1980 pour l’édition française) les “Mémoires” de Chostakovitch. Certes ce Témoignage (recueilli par Solomon Volkov) reste controversé. Mais par la suite, la publication de plusieurs autres documents, celle de correspondances ou d’écrits biographiques, confirma le portrait brossé dans cet ouvrage. On y découvrait un personnage éloigné du portrait officiel, un humaniste étranger à l’idéologie stalinienne, un homme désabusé, d’un scepticisme éprouvé, se cachant tant bien que mal derrière ses sarcasmes.
On sait aujourd’hui que Chostakovitch consacra une partie de son temps et de son énergie à aider quelques uns de ceux qui, bénéficiant de la relative libéralisation du régime soviétique, revenaient de captivité.Plus récemment, la publication des Lettres à un ami (la correspondance avec Isaac Glikman) confirmait en grande partie les propos relevés par Solomon Volkov pour la période allant de 1941 à la mort du compositeur.
Dimitri Chostakovitch gardait à portée de main une petite valise qui contenait des vêtements de rechange et quelques affaires de toilette. Chaque soir, avant de se coucher tout habillé, il la posait au pied de son lit. Chostakovitch se réveillait souvent, guettant le moindre bruit. C’était la nuit qu’avaient lieu les arrestations. Dans sa tête devait résonner la petite phrase d’un article de La Pravda : “Un jeu qui peut mal finir… ”. Chostakovitch se retrouvait seul, ou presque. Ses connaissances le fuyaient, ou cessaient de lui téléphoner. On le traitait publiquement “d’ennemi du peuple”. Certains s’étonnaient de le savoir encore libre. Le compositeur recevait des lettres anonymes qui lui promettaient toutes un sort funeste. Chostakovitch avait peur, et les rares amis qui le soutenaient encore avaient peur pour lui C’est dans ces moments là qu’il a songé au suicide. C’était peut-être la seule solution, pensait-il. Au moins on le laisserait tranquille. Il en aurait terminé avec les persécutions. Cela le soulageait d’y penser, d’une certaine façon…
Jamais, dans l’histoire de la musique occidentale, un musicien de cette stature ne fut soumis à pareille pression de la part d’un pouvoir. Chacun s’accorde sur les souffrances qu’endura Chostakovitch durant la période stalinienne. On reconnaît sans barguigner qu’il fut la victime d’un régime totalitaire.
Le temps a passé depuis la publication des nombreux témoignages sur la vie de Dimitri Chostakovitch et les conditions dans lesquelles il écrivit son œuvre. Par delà le personnage Chostakovitch, dont ces témoignages détruisaient l’imagerie encore dominante, il est enfin permis, possible et légitime d’écouter cette musique pour elle-même. La parole reste à la musique. Rien que la musique qui s’insurge contre la condition faite à l’homme. Cette musique – la plus “humaine” peut-être jamais composée, dont les accents tragiques et la mélancolie, de plus en plus présente au fil des années font de Chostakovitch le parangon contemporain du pathos, de la déploration et du désespoir C’est cela, fondamentalement, qu’il faudrait retenir de l’ écoute de l’ œuvre.
Aujourd’hui nombre de nos contemporains ne connaissent Chostakovitch qu’à travers la Suite pour orchestre de jazz N° 2 : plus précisément la valse extraite de cette suite. Cette Suite n’a qu’un intérêt anecdotique. Son succès est dû aux incontestables qualités mélodiques de la fameuse valse mais aussi au soin qu’apportait le musicien russe à la moindre orchestration, même pour des œuvres d’intérêt secondaire.
La musique de Chostakovitch est jouée partout dans le monde et il semble même que sa cinquième symphonie ait été l’œuvre la plus jouée et enregistrée à la fin du XX siècle.
Mais venons en à la musique qui a inspirée mes images.
L’engagement de Chostakovitch en faveur de la minorité juive, tout au moins en ce qui concerne l’inscription musicale, date de la création du Trio pour piano, violon et violoncelle en 1944. Le dernier mouvement, allegro, s’inspire d’un thème de musique juive. Cette œuvre est dédiée à la mémoire d’Ivan Sollertinsky, son plus proche ami qui venait de mourir. Cette disparition avait bouleversé Chostakovitch. Dans le largo, les accords graves du piano résonnent comme un glas tandis qu’un thème réitéré au violon et au violoncelle n’est pas sans rappeler le rituel de la liturgie orthodoxe.
Cette thématique inspirée de la musique juive se retrouve dans plusieurs œuvres ultérieures au Trio : le Premier concerto pour violon, et les Quatrième et Huitième quatuors par exemple. Mais ce sont surtout les Poésies populaires juives, composées en 1948, qui représentent le meilleur témoignage du philo-sémitisme de Chostakovitch. :”Un jour, après guerre, en passant devant une librairie, je vis un petit volume avec des chants populaires juifs. Je pensais qu’il y aurait des mélodies, mais le livre ne donnait que les textes. Il m’a semblé que si je sélectionnais quelques textes et les mettais en musique, je pourrais raconter le destin du peuple juif. Car je savais à quel point l’antisémitisme se répandait partout” .
Ces onze mélodies pour soprano, contralto et ténor respectent l’esprit de la musique yiddish . Ce cycle décrit le destin de pauvres juifs : la faim, la misère, la prison, la peur, les abandons, les séparations douloureuses. Ce sentiment de douleur, présent dans les huit premières mélodies du recueil, se trouve parfois mis à distance par un humour traduisant cette permanence du “rire à travers les larmes”. Dans la huitième mélodie, qui logiquement aurait dû clore le cycle, la musique émet une protestation plus générale. Chostakovitch laissait entendre que dans la Russie soviétique la misère, la faim et la déportation ne concernaient pas que les juifs. Mais à travers la musique juive il avait trouvé la métaphore pouvant l’exprimer.
Le climat antisémite de la fin des années quarante dissuade cependant Chostakovitch de faire connaître cette œuvre. Quoiqu’elle ne puisse être rangée dans la catégorie des “perversions formalistes” dénoncées par Jdanov la même année, les intentions exposées plus haut ne plaidaient pas en faveur d’une lecture de ces Poésies populaires juives par l’Union des compositeurs. La création aura lieu (avec accompagnement piano) en 1955.
Plus tard, en 1961, un poème de Evtouchenko, Babi Yar, est publié dans la Gazette littéraire. Isaac Glikman le fait immédiatement connaître à Chostakovitch. Ce dernier sort profondément ému de cette lecture. “Babi Yar”, du nom d’un ravin situé près de Kiev où les troupes allemandes exécutèrent en 1941 des milliers de juifs, fait référence à d’autres atrocités : à l’oppression des juifs dans l’Égypte ancienne et durant l’ère chrétienne, à l’affaire Dreyfus, à Anne Franck, et à un enfant russe écrasé sous les bottes d’une bande de progrommistes ivres, et dénonce ouvertement l’antisémitisme ambiant. Chostakovitch décide dans un premier temps d’écrire un poème symphonique sur les vers de Evtouchenko. Quelques mois plus tard, après avoir composé une version pour piano et chant de “Babi Yar”, il se propose d’intégrer ce fragment dans un ensemble (toujours sur des poèmes de Evtouchenko) qui deviendra la Treizième symphonie.
En raison du caractère particulier de cette œuvre le pouvoir s’émeut. Des pressions sont exercées sur les chanteurs afin de les dissuader d’interpréter la partie soliste. Quelques jours avant la première, lors d’une réunion d’écrivains et d’artistes à laquelle Evtouchenko et Chostakovitch assistent, Kroutchev déplore que Chostakovitch se soit cru obligé de composer une symphonie soulevant sans aucune nécessité “la question juive” alors que les fascistes n’avaient pas tué que des juifs. La création de la Treizième symphonie n’est cependant pas annulée en raison des risques de répercussions défavorables à l’étranger. La première se déroule dans un climat tendu : des forces de police ont pris place devant l’entrée de la salle de concert, et les textes de Evtouchenko, contrairement à l’usage, ne sont pas imprimés dans le programme. Avant la seconde représentation, Evtouchenko publie une nouvelle version du texte de “Babi Yar” expurgée et débarrassée de ce qui gênait. Le poète cédait aux pressions du pouvoir : on lui avait demandé de modifier plusieurs vers afin qu’aucun doute ne subsiste sur un “prétendu antisémitisme du peuple russe”. Chostakovitch protesta mais on lui fit comprendre que le sort de cette symphonie dépendait des modifications apportées par Evtouchenko.
La création de cette Treizième symphonie demeura néanmoins associée à une manifestation de protestation contre le régime.
Pourquoi j’aime Chostakovitch ?
Je l’aime parce que j’ai un goût certain pour la musique russe les russes et la Russie. Je l’aime pour le personnage de Katerina Ismailova, pour son aversion de l’antisémitisme, pour une certaine idée du tragique. Pour sa haine du tyran, pour ses requiem à la mémoire des victimes. Dans sa quatorzième symphonie trois poèmes (les deux premiers d’Apollinaire, le troisième de Küchelbecker) forment un triptyque interprété par la basse. Au sujet du second poème d’Apollinaire, Chostakovitch dit ceci “Ce n’est pas contre la mort que je proteste, mais contre les bourreaux qui mettent les gens à mort”.
Je l’aime aussi pour ce corps qui le trahissait, pour ses mains qui tremblaient, pour la mélancolie des dernières années, pour sa rage et son ironie mordante. je l’aime aussi pour le dénigrement presque systématique dont il fut un temps l’objet, pour avoir été l’ami d’Ivan Sollertinski et de Mikhail Zochtchenko, pour les persécutions qu’il dut subir une partie de sa vie, pour son refus de toute complaisance sur sa personne. Parce que c’était un homme brisé, malade et atrocement et radicalement pessimiste. Chostakovitch ne s’illusionnait plus sur les possibilités de transformation du régime soviétique. Il se méfier des idées et des mots. Il ne s’exprimait qu’à travers sa musique. Et A la fin de sa vie il avait tant intériorisé insatisfactions et souffrances qu’il lui était difficile ou impossible de mettre le poids de sa renommée du bon coté de la balance ou d’intervenir. Là où Chostakovitch prenait parti, se battait, s’insurgeait, c’était à travers la musique qu’il écrivait. Et l’on peut difficilement parler de consolation dans une vie inconsolable par excellence.
Chostakovitch dans une lettre adressée à Isaac Glikman écrit ceci : “J’ai été déçu par moi-même. Plus exactement par le fait que je suis un compositeur insipide et médiocre. En me retournant du haut de mes soixante ans vers “le chemin parcouru”, je dirai que deux fois j’ai été l’objet d’une grande publicité (Lady Macbeth et la Treizième symphonie ). Cette publicité agissait très fort. Mais quand tout se calme et se remet en place, on voit que Lady Macbeth et la Treizième symphonie ne sont que des “pschitt”, comme on dit dans Le Nez “.
Chostakovitch doutait et le doute s’insinuait tel un poison. Il avait le sentiment d’une vacuité. Il écrivait plus loin : “Cependant la composition, ce penchant malsain, ne me lâche toujours pas”. La déception devenait inhérente à la vie : il avait fini par en prendre son parti. Et puis, de déception en déception, il finissait par admettre que l’art était supérieur à la vie.
Les moralistes confortablement installés dans leur fauteuil de critique ou de donneur de leçons feraient mieux d’écouter la musique de Chostakovitch : ce qu’il avait à dire, le compositeur l’a exprimé d’abord et avant tout dans son œuvre.
Je l’aime enfin pour tout ce qui distingue sa musique des autres compositeurs et pour ce que je ne saurai dire sur elle…
Si vous regardez des photographies de Chostakovitch, vous constaterez que dans les années vingt et au début des années trente il présente “le visage insouciant de la jeunesse”. Dans les photos postérieures à l’année 1937 le visage de Chostakovitch se ferme, se crispe et son regard devient fixe, vide et impersonnel. Chostakovitch exprime un tel malaise que l’on s’attend à voir surgir Staline derrière lui. Épreuves et tourments auront donc façonné ce visage jusqu’à lui faire prendre ce masque tragique que Chostakovitch conservera presque jusqu’à la fin.
Début 1969, dans une chambre d’hôpital, Chostakovitch écrit en un peu plus d’un mois la partition pour piano d’une œuvre qui sera sa Quatorzième symphonie. La peur que sa main droite devienne paralysée, celle aussi de devenir aveugle et divers autres problèmes de santé expliquent cette rapidité. La veille de son hospitalisation, Chostakovitch réécoutait les Chants et danses de la mort de Moussorgsky, une œuvre qu’il avait orchestré en 1962. Ce thème, la mort, n’était pas sans l’obséder depuis quelque temps. Le compositeur va utiliser cette période de repos forcé pour s’efforcer de le traduire et de l’illustrer sur un plan musical.
https://www.youtube.com/watch?v=PTR4P4qzXtI
Dimitri Chostakovitch est mort le 9 août 1975. Quand le défilé commença devant la dépouille du compositeur, on put voir que Chostakovitch souriait : la mort semblait l’avoir saisi dans une expression de bienheureux. L’auteur de la musique “la plus désespérée du monde” était parti en arborant un masque mortuaire presque hilare.