Le peintre Edgar Degas mourait il y a un peu plus de cent ans, le 27 septembre 1917. Si l’on retient volontiers de lui qu’il était “le peintre des danseuses”, sa carrière a en réalité été bien plus vaste, de la peinture à la sculpture, en passant par le dessin et la photographie.
C’est en visitant la fondation de l’Hermitage à Lausanne que j’ai eu l’idée d’une série de créations en hommage à Degas. En effet s’y tenait une exposition consacré au pastel qui est un médium fascinant à la croisée du dessin et de la peinture. Cette exposition rassemblait 150 chefs-d’œuvre de collections suisses publiques et privées. Offrant une véritable histoire de cette technique originale, la présentation traversait près de cinq siècles de création, des maîtres de la Renaissance aux artistes contemporains. De Degas, on pouvait y admirer entre autres les Danseuses au repos.
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Cent ans après sa mort, l’artiste résiste à toutes les tentatives de classification de son œuvre.
Edgar Degas est l’homme des paradoxes; peintre par excellence de la vie contemporaine, des cafés et des salles de spectacle, il est passionné par la culture classique et la peinture ancienne qu’il collectionne avec talent. Lui qui incarne parfaitement la double modernité prônée par Baudelaire, celle du sujet et celle des moyens plastiques, est en même temps celui qui dessine patiemment en atelier des scènes que l’on dirait surprises par un appareil photographique. Mieux encore, l’artiste que le poète Paul Valéry évoquait dans son ouvrage Degas, danse, dessin affirme qu’il faut regarder la tradition pour mieux être moderne! Il fut toutefois l’un de ceux qui renouvelèrent le plus profondément la thématique de la peinture.
Il fréquente les cafés, où il fait la connaissance d’artistes comme Manet, figure emblématique de la modernité, Manet, qui joue un rôle d’initiateur, le pousse à se détourner de la peinture d’histoire aux références mythologiques ou religieuses pour se consacrer aux scènes de la vie contemporaine. Ces années marquèrent l’explosion de l’impressionnisme. Degas participa à la première exposition du groupe en 1874 bien que fort éloigné de la poétique de ses amis en particulier leur goût pour la nature.
«L’ennui me gagne à contempler la nature. À vous, il faut la vie naturelle, et moi la vie factice», écrit le peintre, qui préfère les lieux clos des spectacles et des plaisirs, soumis aux éclairages artificiels. Ses rares scènes d’extérieur s’intéressent plus au mouvement rapide des chevaux qu’il capte en une lecture nouvelle et en traits rapides comme dans «à l’hippodrome»
Il se consacra exclusivement aux scènes d’intérieur rendues avec des cadrages de plus en plus novateurs (Le Bureau de coton à La Nouvelle-Orléans, 1873); le monde du théâtre, les chanteurs, les musiciens et les ballerines constituent des thèmes récurrents de sa peinture. Les danseuses sont saisies en pleine répétition étudiées comme purs effets de mouvement, devenant plus tard essence de couleur vive. Degas représente également des repasseuses (Deux Repasseuses, 1884), des modistes et tous les types de figures féminines. De ses études réalisées au pastel émane une poésie embuée : les plans colorés y sont de plus en plus saturés jusqu’à la fin de sa vie. Très graphique dans les années 1860, le style de Degas se distingue tout au long de sa carrière par une grande sûreté de mise en page et par des compositions aux espaces coupés ou décentrés de plus en plus originaux qui le situent dans la grande tradition classique.
En dépit de son appartenance au groupe du Café Guerbois, Degas demeura toujours un artiste figuratif. Condamnant néanmoins les sujets académiques, il s’intéressa de façon privilégiée aux loisirs de la haute bourgeoisie, notamment l’opéra et les courses de chevaux. Degas cependant rejoignant en cela l’approche du courant réaliste, était loin de rester indifférent aux problèmes sociaux. Le travail de ses repasseuses, baignant dans une atmosphère embuée et malsaine, est comme l’antithèse des scènes de fêtes de Renoir.
La modernité des peintres impressionnistes est évidente. Stimulés par la comparaison avec la photographie, ils essaient de trouver une solution alternative aux méthodes traditionnelles de représentation de la figure humaine au cours des siècles. Edgar Degas se passionne pour la photographie, qui l’aide dans ses efforts pour «résumer la vie dans ses gestes essentiels». Le peintre n’hésite pas à désaxer le point de vue central, à fractionner le champ visuel, à laisser d’importants espaces vides, à montrer les sols, à tasser les formes, comme dans sa série de nus de femmes, un ensemble de pastels présentés en 1886 à la dernière exposition impressionniste, dont le plus emblématique –LeTub– montre une femme accroupie dans une bassine.
Les figures nues occupent une place importante dans l’œuvre de Degas et reflètent son évolution stylistique, de ses premiers dessins de «nu idéalisé» aux représentations du corps beaucoup plus incarné et sexuel réalisés à la fin de sa vie. Inspiré par les décompositions photographiques du mouvement d’Eadweard Muybridge, le peintre va donner une vie au corps comme jamais cela n’a été fait auparavant. Son observation minutieuse du mouvement à travers la danse le distingue également des impressionnistes. Degas privilégie la vie quotidienne des danseuses, qu’elles soient sur scène, en coulisse lorsqu’elles se déshabillent ou pendant leurs répétitions. Il peint leur fatigue après l’effort, leur souffrance physique, et s’emploie à reproduire fidèlement leurs gestes. Avec L’Orchestre de l’Opéra , il signe une composition audacieuse grâce à une superposition de plans : au premier plan, la fosse des musiciens, au second, la scène avec des danseuses sans tête formant un tourbillon de jambes et de tutus.
Une grande partie des peintres impressionnistes consacre également ses toiles aux scènes de la vie moderne, avec un naturel et un réalisme immédiat. Ils reprennent dans ses œuvres les « scènes de genre », très répandues dans la peinture ancienne, même si on les considérait alors comme des œuvres mineures, presque à la limite entre l’art et l’artisanat, peu appréciées, parce qu’on les estimait d’un niveau culturel très bas et destinées à un public peu cultivé et raffiné. Dans les compositions de Degas, le geste le plus banal prend une particulière douceur poétique et une intimité familière d’une extraordinaire spontanéité. Nous sommes très loin des grandioses évocations historiques qui triomphent sur les murs des Salons.
Habitué assidu à l’Opéra, Degas nous fait respirer l’atmosphère toujours frénétique et chargé d’émotion qui précède la «première». À partir de 1871, les danseuses vont devenir les seuls personnages des tableaux de Degas pendant qu’elles s’entraînent dans la salle de répétition ou derrière les coulisses, tandis qu’elles se préparent pour son entrée en scène. Il nous transmet avec réalisme et naturel les gestes des jeunes filles, même les moins gracieux et les moins féminins, pour nous faire comprendre qu’elles sont comme toutes les autres jeunes filles et que la grâce et l’élégance que le public admire sont le fruit de longs et fastidieux entraînements. Degas est fasciné par le point de rencontre subtil du mouvement et de l’équilibre d’une danseuse sur les pointes. Il accentue leurs gestes et les souligne par des touches rapides. Sa façon de distribuer les couleurs du fond semble aussi créer une sorte de tourbillon autour d’elles, comme si notre perception visuelle était conditionnée par le tournoiement rapide de leurs bras et de leurs jambes, au point d’avoir l’impression que toute la salle se déplace.
Au fil des ans, Degas tend à abandonner les ambiances raffinées et élégantes et porte son attention sur le monde des humbles. Après le voyage à la Nouvelle-Orléans (1873) il commence à s’inspirer de la vie quotidienne et austère des lavandières, femmes de chambre et couturières dans des appartements modestes. L’exposition de 1874 qui se tient dans l’atelier de Nadar, marque l’apogée du mouvement impressionniste mais aussi la fin d’une saison de grande créativité pour certains maîtres. Après cette date, une nouvelle époque s’ouvre pour Degas. Dans le tableaux «L’absinthe», la désolation du café reflète l’absence de perspectives humaines pour la jeune femme désemparée, perdue dans une solitude et un néant qui semblent se répandre autour d’elle. il peint la solitude d’une femme devant un verre d’absinthe, prise dans l’étau de l’alcool. Le réalisme de la scène se trouve renforcé par un cadrage décentré qui donne l’impression au spectateur d’être assis, en face, à une table voisine. Après avoir écrit son roman L’Assommoir, Émile Zola avouera au peintre: «J’ai tout bonnement décrit, en plus d’un endroit dans mes pages, quelques-uns de vos tableaux.»Dans son étude du corps humain, il découvre la gestuelle des repasseuses, des femmes qui se coiffent, qui se lavent dans un tub. La touche de Degas devient rapide, presque sténographique, car sa vue commence à décliner. Enfin, quasiment aveugle, il se consacre définitivement à la sculpture sur argile et en bronze.
Degas est aussi sculpteur, avec plus de cent cinquante œuvres en cire ou en terre. Partagé entre féerie des costumes et situation sociale misérable des danseuses, l’artiste, guidé par sa recherche de l’essentiel, réalise des sculptures parfois incomprises du public. Ainsi, quand il présente au Salon des impressionnistes de 1881 la célèbre Petite danseuse de 14ans, dite aussi Grande danseuse habillée, les critiques s’offusquent devant cette œuvre au réalisme cru.
Quelques années avant sa mort, Degas est atteint, comme Monet, du plus grand malheur des peintres: la cécité. Le 25 septembre 1917, le poète Paul Valéry, apprenant le décès de son ami, déclare: «Le travail, peu à peu, lui devint impossible, et sa raison de vivre s’évanouit avant sa vie.» Edgar Degas laisse plus de deux mille tableaux. Bien qu’il s’en soit toujours défendu, l’artiste est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands créateurs de l’impressionnisme. Ses recherches sur la lumière et le mouvement, son rejet de la peinture d’histoire, ses cadrages novateurs inscrivent son œuvre dans la modernité. S’il n’a pas eu d’élève, Degas a fortement influencé les artistes de l’avant-garde, de Gauguin à Matisse et à Picasso, des Nabis aux expressionnistes allemands.
Je terminerai en citant ces mots qu’il adressait au marchand Ambroise Vollard : « J’ai passé toute ma vie à essayer ».