Dans un monde où la quête incessante du bonheur, de la réussite personnelle et de la performance semble être la norme, la pensée positive apparaît comme un remède universel. Le discours dominant nous incite à « voir le bon côté des choses », à « attirer l’abondance » et à « se réinventer », suggérant que la clé du bien-être réside dans une attitude mentale optimiste. Cependant, derrière cette façade rayonnante se cache une idéologie qui, loin de favoriser une véritable émancipation, semble au contraire conforter les structures sociales et économiques dominantes.

Loin d’être une simple philosophie de vie, la pensée positive s’avère être une forme subtile de gouvernement de soi, alignée avec les exigences d’un capitalisme tardif où l’individu devient responsable de son propre bonheur et de ses échecs. Cette vision individualiste, dépolitisée et déconnectée des réalités sociales, place la responsabilité de tout sur les épaules du sujet, qui devient l’architecte de sa réussite ou de son échec. Mais qu’advient-il de ceux qui échouent malgré tous leurs efforts pour penser « positivement » ? Loin d’être une simple question de mentalité, cette approche semble occulter la réalité des inégalités, des luttes sociales et de la condition humaine, réduite à un simple problème à résoudre.

À travers cette critique de la pensée positive, j’explore ses racines idéologiques, ses effets sur le sujet et les mécanismes de contrôle qu’elle véhicule. Je cherche à comprendre comment cette pensée, loin de proposer une véritable forme de libération, se transforme en une discipline douce de gestion des émotions et des désirs, parfaitement fonctionnelle au sein du système capitaliste. Dans cette optique, la pensée positive devient plus qu’une philosophie de vie : elle devient une forme de docilité volontaire, une soumission consentie au diktat de la réussite individuelle.

Contre la tyrannie de l’optimisme –critique de la pensée positive

Dans une époque saturée d’injonctions à « voir le bon côté des choses« , à « attirer l’abondance » ou à « se réinventer« , la pensée positive se présente comme un remède universel. Pourtant, derrière cette façade lumineuse se cache une idéologie sournoise, profondément liée aux logiques du capitalisme tardif, qui colonise jusqu’aux affects. Loin d’être neutre, elle est une forme de gouvernement de soi parfaitement alignée avec les exigences de productivité, d’adaptabilité et de consommation que le système impose.

Une idéologie individualiste au service du capital

La pensée positive épouse les contours de l’idéologie néolibérale : elle place la responsabilité de tout — santé, réussite, bonheur — sur l’individu. « Tu n’as pas échoué, tu n’as pas assez cru. » Cette logique annihile toute possibilité de pensée critique collective ou de contestation sociale. En niant les déterminations sociales, économiques et historiques, elle efface la conflictualité du réel. Marx l’avait vu : ce que l’idéologie fait, c’est naturaliser l’ordre établi, masquer la lutte des classes derrière un faux consensus.

Le sujet de la pensée positive est un entrepreneur de lui-même, toujours perfectible, toujours en chantier. Il ne souffre pas à cause du monde, mais parce qu’il « vibre mal« . Il ne milite plus, il médite. Il ne rêve plus de transformation sociale, mais de « manifestation » de son propre bien-être. Le monde est alors dépolitisé, vidé de toute altérité véritable. La pensée positive devient une forme d’opium — non plus pour le peuple, mais pour le sujet managérialisé.

Le déni du manque : lecture lacanienne

Du point de vue lacanien, la pensée positive est une stratégie d’évitement du manque constitutif du sujet. En promettant plénitude, maîtrise et épanouissement total, elle nie ce que Lacan appelait le manque-à-être, ce trou autour duquel le désir se structure. Le discours du développement personnel produit un fantasme de complétude narcissique, un Moi qui pourrait enfin coïncider avec lui-même, sans faille ni division.

Mais cette quête du bonheur total, de la « réussite intérieure« , relève d’une forclusion du réel : ce qui est forclos revient dans le réel sous forme de symptômes. L’angoisse, la dépression ou le burn-out ne sont pas des échecs de la pensée positive, mais ses enfants illégitimes. À force de se contraindre à sourire, le sujet se fracture. Il devient esclave d’un Surmoi paradoxal, qui ordonne : Jouis ! Sois heureux ! Rayonne !, au prix de son humanité même.

Une discipline des corps et des esprits

La pensée positive n’est pas une simple attitude psychologique : c’est une technologie de pouvoir. Elle s’inscrit dans la longue histoire des disciplines décrites par Foucault, mais sous une forme douce, désaffectée. Elle façonne des corps dociles, des esprits consentants, des travailleurs résilients. Elle est parfaitement fonctionnelle au sein de l’économie contemporaine, où il ne s’agit plus seulement de produire, mais de s’auto-produire comme « ressource humaine ».

Le management, les start-ups, les réseaux sociaux, les coachs de vie, tous participent à cette mise en scène de soi perpétuelle, où le malheur devient un défaut de branding. Or, comme le disait Adorno, « il n’y a pas de bonne vie dans une vie fausse ». À vouloir positiver coûte que coûte, on en vient à perdre la capacité de dire non — non à l’aliénation, à l’exploitation, à l’injustice.

Pour une éthique du négatif

Contre la pensée positive, il ne s’agit pas de faire l’éloge du malheur, mais de retrouver une éthique du négatif. Cela suppose de pouvoir dire : je souffre, je doute, je ne vais pas bien — sans honte ni injonction à se réparer. Cela suppose de réhabiliter la conflictualité, le tragique, le manque, comme lieux de subjectivation véritables.

Face au discours anesthésiant du bien-être, nous avons besoin d’une pensée qui accueille l’inconfort, l’ambivalence, la rage. Une pensée politique qui redonne sens à l’action collective. Une pensée psychanalytique qui reconnaisse la division du sujet. Une pensée dialectique qui assume que c’est dans la tension, et non dans la pacification forcée, que peut surgir le véritable mouvement vers la liberté.

II. Penser contre la béatitude factice : la pensée positive face au christianisme orthodoxe

À l’heure où le discours dominant nous enjoint de “penser positif” pour vaincre l’adversité, réussir nos vies, et conserver la santé mentale comme on entretient un capital, il peut sembler provocateur d’opposer à ce culte du bien-être une spiritualité fondée sur le silence, la souffrance, la croix, et le mystère. Pourtant, le christianisme orthodoxe, loin de l’idéologie du bonheur obligatoire, nous propose une anthropologie à rebours : celle d’un sujet fragile, non-maître de lui-même, plongé dans une histoire de salut qui passe par la déréliction.

Loin de toute “pensée magique”, l’Orthodoxie ne cherche ni à plaire, ni à flatter l’ego, ni à fournir des outils d’efficacité existentielle. Elle se tient du côté de ce qui résiste à la positivité : l’échec, l’incompréhension, la nuit du sens. Là où la pensée positive valorise une lumière sans ombre, elle nous invite à entrer dans l’ombre pour y découvrir une lumière plus profonde.

1. Le refus du tragique vs. l’acceptation du mystère

La pensée positive rejette le tragique. Elle le considère comme un dysfonctionnement mental ou émotionnel, une erreur de programmation à corriger par des affirmations, des mantras, ou des “changements de paradigme”. Elle nie l’abîme. Elle nie la Croix.

Le christianisme orthodoxe, à l’inverse, accueille le tragique comme constitutif de la condition humaine. Il ne cherche pas à l’annuler mais à le traverser. La Croix, dans cette tradition, n’est pas un accident ou un problème à résoudre, mais le centre même du salut : une mort assumée, un vide habité, une déréliction offerte. On ne fuit pas la souffrance — on l’habite, on y veille, on y prie.

2. L’ego roi vs. le chemin de kénose

La pensée positive célèbre un Moi triomphant, auto-réalisé, souverain, entrepreneur de lui-même, sûr de ses désirs et de son droit à la réussite. Elle est l’idéologie parfaite du capitalisme psychique : elle ne remet jamais en cause le sujet tel qu’il est, mais le pousse à optimiser ses compétences mentales.

L’Orthodoxie propose tout autre chose : une voie de dépouillement, de kénose

(Philippiens 2 …lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix.… ).

Le but n’est pas l’épanouissement du Moi, mais sa traversée. C’est une démarche existentielle radicale : se perdre pour recevoir, descendre pour accueillir, mourir à soi pour vivre en l’Autre. Cette logique de désappropriation est à l’opposé du management de soi.

Ce geste rejoint la psychanalyse lacanienne : le sujet n’est pas un être plein, mais divisé, structuré par un manque. Le christianisme orthodoxe ne cherche pas à combler ce manque avec de la positivité, mais à y répondre par une ouverture à la grâce — non pas comme supplément de puissance, mais comme dépossession féconde.

3. La souffrance comme échec vs. la souffrance comme veille

Dans la pensée positive, la souffrance est suspecte. Elle devient une faute personnelle, un signe que l’on n’est pas “aligné”. Elle doit être corrigée, neutralisée, réécrite. Elle est inacceptable dans un monde où chaque malheur semble découler d’un déficit de “pensée juste”.

Dans l’Orthodoxie, au contraire, la souffrance n’est ni héroïsée ni évacuée. Elle est vécue. Elle peut devenir veille, prière, offrande. Elle est transformée, non supprimée. On pense ici à l’hésychia, ce silence intérieur qui ne fuit rien, mais accueille tout. À la prière du cœur, qui ne demande pas la paix, mais se laisse visiter par elle, dans le tremblement.

4. Le salut collectif vs. la réussite individuelle

Ici, la critique marxiste retrouve la théologie. La pensée positive est l’idéologie d’un salut privé : mon bonheur, ma réussite, ma paix. Elle ne pense ni les structures, ni les oppressions, ni le collectif. Elle dépolitise le malheur. Ce n’est plus la faute du système, mais la tienne.

L’Orthodoxie, elle, prie pour le monde entier. Le salut n’est pas une récompense privée, mais une communion. L’ascèse ne sert pas à devenir plus performant, mais à faire advenir un monde transfiguré. Le moi n’est pas roi, il est lieu de passage.

Comme Marx, le christianisme orthodoxe affirme la centralité de l’autre : pas d’émancipation sans altérité. Là où la pensée positive invite à se recentrer sur soi, la tradition ascétique appelle à se tourner vers les pauvres, les malades, les exclus — et à reconnaître qu’on en fait soi-même partie.

Conclusion : une béatitude traversée

Là où la pensée positive promet une lumière sans ombre, le christianisme orthodoxe nous invite à habiter l’ombre, à la traverser, et à y recevoir une lumière plus nue, plus dépouillée, plus vraie.

Ce que l’Orthodoxie propose, ce n’est pas un outil d’auto-optimisation mais une métanoïa : un retournement de l’être, une conversion de la relation au monde. Elle ne dit pas « réalise-toi », mais « désapproprie-toi« . Elle ne promet pas la réussite, mais l’amour.

Face au monde qui exige de nous la performance, la joie et l’efficacité, elle murmure une parole subversive et salvatrice :

Il faut consentir à mourir pour ressusciter.

III. De la pensée positive au transhumanisme : critique d’une fuite vers l’inhumain

Il fallait s’y attendre. La pensée positive, en tant qu’idéologie d’un moi souverain, adaptatif, tourné vers la performance et l’auto-optimisation, ne pouvait en rester là. Elle est le prélude mental, psychologique, quasi liturgique, d’un projet plus vaste : celui du transhumanisme. Là où la pensée positive propose d’améliorer l’âme pour rester compétitif, le transhumanisme propose de modifier le corps, l’espèce et la mort elle-même pour abolir toute limite. Ce n’est plus seulement l’échec qu’il faut nier, mais la finitude.

Or, cette fuite en avant révèle une même logique de fond : la négation du réel, du tragique, de la relation, du temps. La négation de l’humain.

1. La pensée positive comme seuil mental du transhumanisme

La pensée positive prépare le terrain. Elle crée une subjectivité “améliorable”, un moi “reprogrammable”, qui considère ses affects comme des erreurs de codage. Elle évacue le négatif au profit d’un idéal de fluidité, de plasticité, de contrôle.

Le transhumanisme, de Ray Kurzweil à Elon Musk, pousse cette logique à son extrême : il ne s’agit plus seulement d’“aligner” ses pensées, mais de reconfigurer biologiquement le sujet. L’homme devient objet technique, perfectible à l’infini. C’est une mutation de l’anthropologie. L’homme n’est plus chair, parole, mystère : il est projet.

Ce que la pensée positive fait à l’esprit, le transhumanisme le fait au corps : ils partagent une même horreur du manque, du vieillissement, de la dépendance, de l’altérité.

2. L’abolition du manque, ou la haine du sujet

Dans la logique lacanienne, le sujet advient par le manque, par la perte, par la division. Il n’est pas un « moi » unifié, mais un être de faille, de désir, d’écart. Vouloir éliminer le manque, c’est vouloir éliminer le sujet lui-même.

La pensée positive réduit ce sujet au Moi narcissique. Le transhumanisme, quant à lui, rêve d’un sujet sans inconscient, sans faille, sans désir : un sujet sans sujet, réduit à une suite d’algorithmes biologiques ou neuronaux à corriger.

Ce rêve d’auto-transparence est profondément mortifère. Car il nie la vie en tant qu’incomplétude créatrice. Ce que Lacan nomme le “désir du sujet” — ce qui fait qu’un être humain n’est jamais tout à fait ce qu’il croit être — est ici écrasé par une volonté d’homogénéité.

3. Une critique marxiste : capitalisme et colonisation du vivant

D’un point de vue marxiste, la pensée positive comme le transhumanisme sont les deux faces d’un même capitalisme tardif qui cherche à coloniser l’ensemble du vivant. Le premier colonise les esprits ; le second, les corps.

La pensée positive crée une intériorité managériale : chacun devient l’auto-entrepreneur de ses émotions, responsable de sa “vibration”. Le transhumanisme, lui, ouvre des marchés nouveaux : gènes, neurones, longévité, prothèses cognitives. L’homme devient un capital à faire fructifier — jusque dans la mort, qui devient elle-même « à retarder« , voire à « disrupter« .

Comme l’analyse Marx, le capitalisme ne peut survivre qu’en inventant de nouveaux besoins artificiels, en générant des manques fictifs. Le transhumanisme pousse cette dynamique jusqu’au délire : il faut devenir plus qu’humain, sinon on est déjà dépassé.

Mais au fond, ce projet cache une immense détresse ontologique : l’incapacité à vivre la finitude.

4. La réponse spirituelle : habiter la limite

La vraie grandeur de l’homme n’est pas de tout maîtriser, mais de consentir à ce qu’il ne comprend pas. Habiter la limite. Accepter la mort, non comme un échec, mais comme ce qui rend la vie vivante. Ce n’est pas la technique qu’il faut rejeter, mais l’illusion de toute-puissance qu’elle véhicule.

Le propre de l’homme n’est pas de dépasser l’humain, mais de l’habiter pleinement. Ce qu’on appelle aujourd’hui transhumanisme est souvent une fuite hors du corps, hors du temps, hors de l’autre. Un fantasme de pureté numérique, sans histoire ni souffrance.

À l’inverse, la tradition chrétienne — et en particulier l’Orthodoxie — nous rappelle que l’homme ne se sauve pas par ses propres forces. Qu’il n’a pas besoin de devenir plus qu’homme pour être sauvé. Mais seulement d’entrer dans une relation vivante, offerte, eucharistique. Non pas s’augmenter, mais s’ouvrir.

Résister à l’inhumain

La pensée positive nous prépare à un monde sans négatif ; le transhumanisme, à un monde sans humanité. L’un nous apprend à nier notre fragilité ; l’autre à la remplacer. Tous deux partagent une même vision désincarnée du salut : sois parfait, deviens plus, refuse de mourir.

Contre cette logique, il faut opposer une pensée du réel. Une pensée de la limite, du lien, du manque fécond. Une pensée qui nous rappelle que le salut n’est pas dans l’optimisation, mais dans la relation. Que ce n’est pas le dépassement de soi qui sauve, mais l’accueil de l’Autre.

Et qu’en définitive, vivre, c’est consentir à être mortel.

© Roland Ezquerra 2025

illustrations: « Le massacre des innocents » de Pierre Paul Rubens 1611-1612

You’re too old to lose it (Bowie rock n roll suicide) de Roland Ezquerra 2015

Ο Νυμφίος de Roland Ezquerra 2025

« L’Enterrement du comte d’Orgaz » de Domínikos Theotokópoulos dit le Greco 1586-1588.