
Ils ont remplacé les usines par des serveurs, les machines par des algorithmes, les ouvriers par des utilisateurs. Ce que nous vivons n’est pas une révolution numérique : c’est une mutation du capitalisme, où la vie elle-même devient le lieu central de la production de valeur.
Nous ne sommes plus seulement exploités dans notre travail : nos émotions, nos relations, nos idées, nos colères, nos rêves sont aspirés, triés, transformés en profit. Les réseaux sociaux ne sont pas gratuits : nous les payons avec ce que nous avons de plus intime.
Mais pour comprendre ce système, il faut revenir à une idée essentielle : la propriété privée des moyens de production. Dans le capitalisme industriel, cela signifiait la terre, l’usine, la machine. Aujourd’hui, cela signifie : les serveurs, les données, les réseaux, les algorithmes, les modèles d’intelligence artificielle.
Ces infrastructures, essentielles à la vie sociale moderne, sont entièrement privées. Elles appartiennent à une minorité de magnats : Mark Zuckerberg (Meta), Elon Musk (X/Twitter), Sundar Pichai (Google/YouTube), Tim Cook (Apple), Satya Nadella (Microsoft/OpenAI), Jeff Bezos (Amazon). Ils ne produisent pas de liens humains. Ils les possèdent. Et ils les exploitent.
Le pouvoir d’un capitaliste, hier, reposait sur sa capacité à organiser le travail d’autrui pour son profit. Aujourd’hui, il repose sur sa capacité à organiser la vie d’autrui, à capter l’attention collective, à modeler l’imaginaire. Nous sommes devenus les prolétaires de la vie sociale. Nous créons de la valeur en aimant, en parlant, en nous opposant. Mais cette valeur nous échappe.

Et les États ? Loin de protéger les peuples, ils servent d’intermédiaires dociles. Donald Trump, président-tycoon, incarnation parfaite du capitalisme fusionné au pouvoir, a protégé les intérêts des géants numériques sous couvert de liberté. Mais en réalité, ces entreprises n’ont jamais été aussi puissantes, aussi libres de censurer, d’expulser, de diriger les récits.

Du côté européen, la complicité du pouvoir politique est manifeste. Emmanuel Macron, Angela Merkel, Ursula von der Leyen, Mario Draghi, Giorgia Meloni, Pedro Sánchez, Mark Rutte — tous ont non seulement facilité l’implantation des géants numériques en Europe, mais ont aussi collaboré activement avec eux. Ces dirigeants ont ouvert la voie à un capitalisme numérique où les intérêts privés sont constamment protégés au détriment du bien public. Ils ont légiféré en faveur de l’optimisation fiscale, de la protection des grandes entreprises contre toute forme de régulation stricte, tout en conservant une posture de complaisance face aux géants du numérique.
Le règlement européen sur la protection des données (RGPD), par exemple, bien qu’il soit présenté comme une avancée, reste une tentative d’encadrer le capitalisme numérique sans en bouleverser les structures de base. Ces politiques protègent la propriété privée des données, mais ne remettent pas en cause leur exploitation systématique. Il s’agit d’une régulation qui, loin d’enrayer l’exploitation, l’encadre et la rend acceptable.

Ce que l’on appelle modération, c’est souvent de la censure privatisée. Pensées interdites, contenus invisibilisés, comptes supprimés : ce ne sont plus les lois publiques qui décident du dicible, mais les intérêts économiques d’une poignée de milliardaires. Le débat public devient une concession. La parole, une marchandise.
Et pendant ce temps, l’intelligence artificielle vient parachever le pillage. Elle est nourrie par nos écrits, nos œuvres, nos voix, sans notre accord, sans redistribution, sans éthique. Ce n’est pas une révolution créative, c’est la forme la plus avancée de l’appropriation capitaliste : voler l’intelligence collective pour l’enfermer dans un produit propriétaire.
Le problème n’est pas technologique. Il est politique et structurel. Tant que les moyens de production de la vie numérique — plateformes, données, IA, attention — seront la propriété privée d’intérêts privés, l’exploitation sera totale. Ce ne sont pas seulement les corps qui sont mis au travail, mais l’existence même.
Il faut rompre avec ce modèle. Il ne s’agit pas de réguler les excès, mais de reprendre possession de ce qui nous appartient : nos mots, nos pensées, nos réseaux, nos vies. Cela suppose de remettre en cause la propriété privée des plateformes, de revendiquer des biens communs numériques, de socialiser les infrastructures essentielles à la communication humaine.
Car la véritable liberté ne naît pas dans les clauses d’utilisation, mais dans la fin de l’exploitation.

© Roland Ezquerra 2025
Illustration : « The happy idiot » de Roland Ezquerra 2020 et « impossible world I, II et III » de Roland Ezquerra 2019 et « Never ending story » de Roland Ezquerra 2023