Bob Dylan ne fait rien comme tout le monde. Il a reçu le Prix Nobel de littérature à l’automne 2016 pour « avoir créé de nouvelles expressions poétiques, dans la grande tradition de la chanson américaine ». Et voilà qu’il revient avec 30 morceaux… qu’il n’a pas écrits ! Comme il le souligne dans une interview remarquable sur son site, aucune de ces chansons n’a été enregistrée à l’origine par ses compositeurs.
Dylan a fait entrer l’abstraction et la poésie dans le rock n’ roll. Avec ces reprises, il salue une façon simple et directe de dire la vie de tous les jours. Le temps qui passe. L’amour. Comme cette sensation qui nous étreint, quand on revoit quelqu’un qu’on a aimé. Et dont on ne s’est jamais remis. Dylan est un prisme à travers lequel la musique américaine est révélée de manière nouvelle et fascinante. De ses interprétations des chansons folkloriques et blues dans les années 60 à son émission Theme Time Hour Radio show, il est un connaisseur éclairé dont les choix illuminent ses propres compositions. L’icône n’a pas sorti un album original depuis « Tempest » en 2012, choisissant plutôt de sortir une série d’albums complets de reprises de la musique qui l’a façonné et inspiré en tant qu’artiste.
Depuis, deux ans, Bob Dylan a entrepris de revisiter des classiques de la chanson américaine et décidé de jouer la musique d’une Amérique qui n’existe plus. Dans « Triplicate », Dylan effectue un « voyage sentimental » (un des titres de l’album s’intitule « Sentimental journey ») dans l’âge d’or du songwriting américain. Sur ce disque, comme sur les deux précédents, beaucoup des titres ont été interprétés auparavant par Frank Sinatra. Dylan qui reprend Sinatra, c’est évidemment la rencontre de deux monstres sacrés. Mais c’est d’abord un plaisir tout personnel pour Robert Zimmerman qui a récemment raconté avoir été adoubé par le crooner.Dans une rare interview accordée à l’écrivain Bill Flanagan, parue sur son site, Dylan explique avoir été reçu une fois chez Sinatra: « nous étions dans le patio un soir et il m’a dit -mon ami, toi et moi avons des yeux bleus, on vient tous les deux de là-haut- en pointant les étoiles. -Les autres viennent juste d’ici-. Je me rappelle avoir pensé que c’était peut-être vrai ». Dylan qui reprend Sinatra, c’est ensuite tout l’art du contre-pied et de la marche solitaire pour celui qui depuis bien longtemps n’en fait qu’à sa tête et va là où personne ne l’attend. Rivaliser vocalement avec Sinatra n’est pas l’enjeu de Triplicate. Bob Dylan approche toutes ces chansons humblement. Comme c’était le cas avec Shadows in the Night et Fallen Angels son chant est sensible et les arrangements exquis. Sa voix abîmée par la vie ajoute de la pudeur à des chansons telles que I Could Have Told You et Sentimental Journey. Il adapte son grain éraillé à des récits souvent mélancoliques, sur fond d’amour déchu et de réflexions sur le temps qui passe.
Son choix s’est porté sur des chansons qui abordent des questions existentielles, comme « Stardust » de Hoagy Carmichael ou « Why Was I Born? », popularisée par Billie Holiday.
« Ces chansons sont parmi les plus déchirantes qui aient pu être gravées sur disque et je voulais leur rendre justice », a-t-il expliqué à Bill Flanagan. « Maintenant que j’ai vécu ce qu’elles racontent, je ne les comprends que mieux ».
Tandis que Sinatra chantait avec exubérance, Dylan opte pour la sobriété. Sur « The Best Is Yet to Come » (le meilleur est à venir), Dylan délivre une interprétation douce et empreinte de blues. Sur « When the World Was Young, » adapté d’une chanson d’Edith Piaf, « Le chevalier de Paris », Dylan chante la nostalgie avec l’émotion du solitaire, quand Sinatra mettait une dose ardente d’espoir (1962) ou Aretha Franklin injectait tout son glamour (1969). Il est entouré d’un groupe qu’il connaît par cœur pour sillonner le monde avec lui à longueur d’années. Cet opus est enregistré en direct avec son orchestre et une section de cuivres dans les légendaires studios Capitol.
Dans un morceau intitulé « Song for Bob Dylan », David Bowie parlait de sa voix. « De sang et de colle » . Bowie lui demandait aussi : »Ne nous laisse pas seuls. »
Dylan ne nous laisse pas, notamment grâce à sa sélection précise. Parmi les titres qu’il a choisis, il y a « The Best is Yet to Come » déja cité plus haut. Le meilleur est à venir. Cette phrase, Sinatra a choisie de la faire graver sur sa propre tombe en guise d’épitaphe. Cette chanson dit aussi qu’au moment où tout s’écroule, un monde meilleur est déjà possible. Bob Dylan a 76 ans. Avec ce triple album, témoigne de sa liberté. C’est un personnage de rupture. A chaque fois qu’on essaie de l’enfermer dans une case, il en sort. Souvenons nous de sa tournée mondiale de 1966 – qui faisait suite à son fameux passage à la guitare électrique au Festival de Newport, un an plus tôt -, l’une des séries de concerts les plus controversées de son époque. Dans chaque pays, des fans, mécontents, hurlaient à la trahison : le héros du folk avait tourné le dos à sa guitare acoustique. Cela lui valut, entre autres amabilités, de se faire traiter de Judas sur scène à Manchester. Bob Dylan avait répondu à ces amoureux déçus par quelques mots d’avertissement : « Celui qui écoute mes chansons ne me doit rien ».