Chet Baker, bugliste, trompettiste et chanteur de Jazz, ange et démon, artiste au style délicat et mélancolique a marqué l’histoire du Jazz. Au fil d’une existence digne d’un roman noir, son œuvre exprime par antithèse, un lyrisme délicat et pudique.
C’est dans le drame et la tragédie de sa vie qu’il trouvera sa matière sonore, comme une incarnation de l’âme dont seul son souffle et sa voix sont capable de restituer le douloureux secret qui restera à jamais un mystère.
Il aura toujours semble donner le bâton pour se faire battre. Sa vie aura été plus qu’une inexorable descente aux enfers, une fuite en avant. Que fuyait il avec tant d’opiniâtreté suicidaire? Il faut avoir une singulière indifférence et une absence totale d espoir pour assumer un chaos aussi autodestructeur que celui de sa vie et de son œuvre.
J’ai le sentiment qu’il plaît à un très large public parce qu’il a cette capacité à contourner la mélodie sans la paraphraser et à en ébaucher toujours d’autres, qui flattent l’oreille. Il y a aussi toute l’image qu’il véhicule à travers son parcours chaotique et une légende qu’il a contribué à bâtir. Pour moi, Chet, c’est un son très chaud, très rond, profond , fragile , moelleux , suspendu ,feutré: Magnifique. S’il n’est pas un créateur, il est un modèle de délicatesse , son souffle exhale la douleur lancinante du blues. Il produit une musique sans artifice, au cœur de l’émotion et nous laisse pressentir la fêlure dont elle semble être l’exutoire.Une souffrance venue du fond de l âme dissimulée derrière les notes, les silences et la respiration.
Je crois qu’il trouvait dans son art une forme d’apaisement. S’il traversait la vie en étant tout le temps «ailleurs» , quand il jouait, il était légèrement réconcilié avec lui-même. la musique pour lui n’est pas un amusement. Qu’il s’agisse d’être sur scène ou d’enregistrer un disque, il a toujours tout donné, et c’est ainsi qu’il transmettait les émotions via sa trompette. Je sens chez lui une profondeur bouleversante tout en gardant le contrôle et en essayant d’aller à l’essentiel . La perfection, on le sait, n’existe pas. Mais quand il jouait il en était proche.
Au crépuscule de sa vie, il avait dans son discours une grande charge dramatique mais sans jamais oublier de rester élégant. Ses dernières années sont aussi celles d’une addiction de plus en plus intense aux drogues dures. Souvent, sur scène, prostré sur sa chaise, les jambes croisées, le menton rentré, Chet est une loque dont la vie ne semble plus tenir qu’à un fil. Parfois, dans l’antre de ces longues heures, interminables, qui suintent la mort, jaillit une petite musique inouïe. Comme un cri rentré. Une ode à la vie. Une souffrance magnifiée. Ces moments sont rares, certes. Mais d’une intensité unique ! Seul Chet pouvait livrer de tels rubis musicaux…
Il aura manifesté jusqu’à la fin de sa vie une indifférence absolue à l’égard de tout et de tous. Aigri, frustré, violent et fourbe mais sans doute aussi profondément malheureux il a dépassé le stade de la simple dépendance toxicologique pour entrer dans une logique suicidaire.Le comble étant que cette déchéance attirait une foule d’ admirateurs qui le regardaient comme un ange sombre , un Rimbaud moderne.
Il est trois heures du matin. Un corps inerte gît sur le trottoir devant le Prins Hendrik Hotel d’Amsterdam… Le visage est moucheté d’hématomes. Après autopsie, héroïne et cocaïne seront décelées dans les veines de cet Américain au visage ravagé par l’usure… S’est-il suicidé ? L’a-t-on poussé ? A-t-il trébuché ? La mort de Chet Baker ce vendredi 13 mai 1988 sera finalement à l’image de sa vie, mystérieuse, souvent tragique. Angélique aussi comme ce dernier saut dans le vide. Il restera comme un ovni de l’histoire du jazz. Cette sonorité de trompette si atypique, ce chant déchirant toujours aux frontières de la justesse, ce déchirement intérieur, bouleversant et sensuel, ce corps à corps avec la drogue comme une valse sans fin…