L’Inde fascine les européens et particulièrement les français qui ont un rapport singulier à ce pays. La contribution des Jésuites à une meilleure connaissance de l’Inde et de la Chine, puis de nombreux récits de voyage et enfin les premiers travaux des indianistes britanniques puis français firent émerger l’Indologie française dans les premières décennies du dix-huitième siècle, quand le bibliothécaire du roi demanda à Etienne de Gourmont, du Collège royal, de faire une liste des ouvrages indiens et indochinois d’importance que devait se procurer la bibliothèque du roi.
Au XIX siècle, un vaste mouvement européen appelé « Renaissance orientale » partit d’Allemagne, durant les années 1800-1810. Dès 1800, dans l’Athenaum, Friedrich Schlegel qui en 1805-1806 exprime sa frénésie pour l’Inde dans les cours qu’il donne à Paris sur l’histoire universelle, écrit que c’est en Orient qu’il faut chercher le suprême romantisme. L’idée essentielle en étant que toute civilisation, tout art trouvent leur origine parfaite en Inde.
La fibre que l’Inde fait vibrer est d’abord celle du romantisme. Victor Hugo semble d’accord avec Friedrich Schlegel et écrit dans sa préface aux Orientales, en 1829 : « Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste… Nous verrons de grandes choses. La vieille barbarie asiatique n’est peut-être pas aussi dépourvue d’hommes supérieurs que notre civilisation veut le croire. » Même s’il se sent plus à l’aise dans l’orient musulman, il intègre dans ses poèmes des conceptions et des couleurs indiennes, souvent sans les nommer explicitement : ainsi « Suprématie » reflète le thème, dans la Kena Upanishad, d’un brin d’herbe qui résiste aux plus puissants dieux, parce qu’il contient le brahman, la divinité suprême. Mais l’Inde semble aussi l’inquiéter, voire le repousser :
« Les poèmes de l’Inde ont l’ampleur sinistre du possible rêvé par la démence ou raconté par le songe… [Ils sont] d’une majesté presque horrible. »
Sa représentation de l’Orient est sans conteste idéaliste et on sent chez Hugo cette obsession de la relation entre l’Occident et l’Orient, relation perçue comme pleine d’oppositions et d’attirances. On peut se demander si Hugo, face aux mystères de l’Inde, ne cherche pas inconsciemment à faire approprier l’Orient par l’Occident ?
l’historien romantique Michelet chante l’ampleur et la majesté de L’inde. il trouve dans les épopées une noblesse et une compassion par trop absentes du monde intellectuel et religieux de l’Europe :« L’Inde, plus voisine que nous de la création, a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l’a inscrite au début et à la fin de deux grands poèmes sacrés, le Ramayan, le Mahabharat, gigantesques pyramides devant lesquelles toutes nos petites œuvres occidentales doivent se tenir humbles et respectueuses. Quand vous serez fatigué de cet Occident disputeur, donnez-vous, je vous prie, la douceur de revenir à votre mère, à cette majestueuse antiquité, si noble et si tendre. Amour, humilité, grandeur, vous y trouvez tout réuni, et dans un sentiment si simple, si détaché de toute misère d’orgueil, qu’on n’a jamais besoin d’y parler d’humilité. … [En Inde,] tant de guerres, tant de désastres et de servitudes, n’ont pu tarir la mamelle de la vache sacrée. Un fleuve de lait coule toujours pour cette terre bénie… bénie de sa propre bonté, de ses doux ménagements pour la créature inférieure. »
Lamartine suit la même veine lorsqu’il s’exclame, à propos de la philosophie hindoue « C’est l’Océan, nous se sommes que ses nuages. … il se souvient « du saint vertige qui me saisit la première fois que des fragments de cette poésie sanscrite tombèrent sous mes yeux » : « La grandeur, la sainteté, la divinité de l’esprit humain sont les caractères dominants de cette philosophie dans la littérature sacrée et primitive de l’Inde ».
Vigny est moins effusif, mais tout aussi touché : il lit le Bhâgavata Purâna avec ravissement, puis trouve dans le bouddhisme une libération des dogmes, et une consolation. On pourrait citer une longue liste de poètes, Nerval en tête, qui ont sans nul doute été attirés par l’Inde, mais qui n’ont pas poussé loin leur exploration. Quant aux romanciers, Balzac connaît bien les grandes lignes de la pensée indienne, tente de l’amalgamer avec l’ésotérisme de Swedenborg dans Louis Lambert, et fait dire à un personnage de Séraphîta : « Mes observations m’ont dégoûté du Nord, la force y est trop aveugle et j’ai soif des Indes ! ». Flaubert flirte avec l’Inde et le bouddhisme dans sa Tentation de Saint-Antoine, et Gautier dans son Avatar et son Fortunio. Même Jules Verne situe un roman entier en Inde, La Maison à vapeur, qui se déroule sur la toile de fond de la Révolte de 1857. Mais tout cela ne sort guère des stéréotypes et d’un exotisme relativement facile.
La nouveauté de l’Inde s’effrite indéniablement avec le déclin du romantisme. D’autres facteurs entrent en jeu : l’hostilité d’un certain nombre de philosophes, qui ne voient que décadence ou faiblesse dans les enseignements indiens ; celle des ecclésiastiques, qui n’apprécient guère cette intrusion dans leur territoire déjà rétréci, et se joignent aux puissances coloniales pour mieux dénigrer les religions de l’Inde (parfois avec le soutien actif d’indianistes très en vue, comme en Angleterre) ; enfin la montée de l’utilitarisme et du positivisme, entre autres courants de pensée qui n’ont guère usage de ce qui leur semble n’être que contemplation nombriliste.
Tout de même, le courant continue en filigrane, chez les symbolistes par exemple. Baudelaire est un relais important, parsemant ses Fleurs du Mal d’images indiennes. Rimbaud, s’interroge sur d’autres vies, ou annonce dans sa « Lettre du Voyant » une ascèse à laquelle il ne manque qu’une base de lumière pour être un réel yoga, témoin sa conviction qu’un autre état de conscience est possible et doit être conquis par le vrai poète. « Comme elle, dans l’âme ayons un haut dessein » achève un poème que son ami Verlaine consacre à « Çavitri », héroïne d’un conte du Mahâbhârata (que Sri Aurobindo, le siècle suivant, va transformer en épopée). Quant à Mallarmé, c’est sa quête du Son parfait qui est bien indienne, sans parler de sa magistrale adaptation des Contes indiens.
N’oublions pas les nombreux récits de voyageurs du XIXe siècle, qui ont sûrement contribué à ancrer l’Inde dans la conscience populaire française ; la correspondance de Victor Jacquemont et surtout de Pierre Loti dont L’Inde sans les Anglais est un témoignage sensible et haut en couleur. Ce reflux vient en fait de la découverte tardive du bouddhisme. Victor Cousin, après avoir entendu une conférence de Burnouf à l’Académie en 1847, s’exclame : « S’il y a quelque chose au monde de contraire à la doctrine chrétienne, c’est cette déplorable idée de l’anéantissement qui fait le fond du bouddhisme ». Le bouddhisme devient la bête noire des intellectuels français et l’Inde va être rejetée. L’Inde devient une impasse pour la pensée occidentale. Si l’Inde avait alors une présence établie dans l’imagination française, c’est comme si elle disparaissait avec le XIXe siècle. Le surréalisme et sa volonté de briser les limites mentales, Bergson et ses explorations de la mémoire et de l’intuition, ne semblaient pas s’apercevoir qu’ils touchaient à des thèmes profondément — et anciennement — indiens.
Mais un phénomène tout nouveau se dessine : jusqu’à présent, c’étaient les textes anciens, sanskrits et pâlis surtout, qui avaient parlé pour l’Inde, et voilà qu’on découvre des voix indiennes vivantes, contemporaines, qui témoignent de la continuité de cette civilisation. Quelques grandes figures allaient débarquer en France et en Europe dans les premières décennies du XXe siècle : Râmakrishna et son puissant disciple Vivékananda, grâce aux biographies de Romain Rolland ; Sri Aurobindo, salué par ce dernier, Tagore, dont la Gitanjali trouve un traducteur admiratif en Gide ; Gandhi, également traité par Rolland, mais qu’on admire surtout parce qu’on y voit une sorte de saint chrétien orientalisé. En même temps,l’Inde refait surface sous la plume d’ Henri Michaux s’y rend, en 1931, et nous livre Un Barbare en Asie, qui nous le montre tiraillé entre admiration et répulsion, cette dernière surtout causée par ce qu’il croit percevoir de la réalité sociale du pays ; mais lorsqu’il note que « l’Hindou adore adorer » et qu’il n’est pas de peuple « plus sensible à la sainteté », on sent bien le reflet de ses propres aspirations.
Antonin Artaud lit les Upanishads, le Livre des Morts tibétain, s’intéresse au théâtre oriental, celui de Bali, notamment, ce que reflète Le Théâtre et son double de 1938. ransformer. »
André Malraux apprend le sanskrit, suffisamment pour lire la Gîtâ dans le texte. Il se rend en Inde à bien des reprises, et fasciné par son art, visite nombre de ses hauts lieux, d’Elephanta à Maduraï ; il se rend aussi à Ceylan et se livre à l’archéologie au Laos. Il ressent profondément la réalité de cette « Inde [qui]appartient à l’Ancien Orient de notre âme », et sait l’exprimer. Il y a dans la pensée de l’Inde quelque chose de fascinant et de fasciné, qui tient au sentiment qu’elle nous donne de gravir une montagne sacrée dont la cime recule toujours ; d’avancer dans l’obscurité à la lueur de la torche qu’elle porte. … L’opposition la plus profonde [entre Occident et Inde]se fonde sur ce que l’évidence fondamentale de l’Occident, chrétien ou athée, est la mort, quelque sens qu’il lui donne — alors que l’évidence fondamentale de l’Inde est l’infini de la vie dans l’infini du temps : « Qui pourrait tuer l’immortalité ? » Dans ses Antimémoires, Malraux relate ses échanges avec Nehru, étranges « conversations » où tout le courant semble à sens unique : c’est l’intellectuel français qui tente de convaincre l’homme d’état indien de la valeur de la spiritualité indienne — en vain, car ce dernier, s’il ne dédaigne pas de faire briller un vernis culturel, ne croit au fond qu’à l’industrie et aux plans quinquennaux. Lorsque Malraux explique à l’anti-Pandit que « l’Inde seule fait de la philosophie religieuse la base essentielle et intelligible de sa culture populaire et de son gouvernement national », Nehru bafouille sur l’éthique.
Que peut on dire aujourd’hui sur la fascination qu’exerce toujours l’Inde?
Récemment Un psychiatre coopérant en Inde, Régis Airault, a bien analysé dans son livre Les fous de l’Inde l’attrait particulier de l’Inde sur les Français. On peut noter qu’une association de bienfaisance ramasse régulièrement des Français égarés, soit par la drogue, soit frappés de bouffée délirante. Ils auraient voulu prendre l’Inde comme thérapeute. Le terme de fascination contient cette idée de pathologie : quand on est fasciné: On est paralysé.
Toutefois souvent ils trouvent ce qu’ ils viennent chercher . Dans les années cinquante, certains rescapés des camps de la mort ont trouvé une réparation dans des ashrams. Pour une raison simple : en y entrant, on reçoit un nouveau nom, une nouvelle identité, on laisse derrière soi le passé. Ceux qui acceptent ce changement se reconstruisent. Si on se contente d’un passage sans rupture totale, quand on apporte avec soi ses symptômes avec un espoir fou, on risque de les voir exploser. On peut aussi être choqué par la mystique en Inde, qui est d’abord un commerce. Les Indiens sont un peuple très commerçant. Une journaliste, Gita Mehta, avait écrit sur ce sujet un livre très drôle: Karma-Cola (On vend le Karma comme le Coca-Cola.)On vous propose des consultations de gourous, d’astrologues, de voyants, des rencontres avec des “inspirés” qui n’ont rien absorbé depuis trente ans, ni eau ni nourriture… Par ailleurs, dans une autre dimension, la religiosité est très sensible en Inde. Il est frappant de voir au coin d’une rue un arbre dont les grosses racines contiennent une sorte de petit temple – une pierre dressée peinte en noir ou en rouge avec des yeux blancs géométriques : c’est ce qu’on appelle la dendrolâtrie, l’adoration des arbres. Il y a des temples partout ; on entre, on fait tinter la petite cloche en bronze, on offre des fleurs ou des fruits, on se recueille, on prie, on ressort, c’est simple. C’est une religiosité familière, quotidienne, désinvolte, sauf dans les grands pèlerinages. Sudhir Kakar, psychanalyste indien, évoque à ce sujet la porosité des corps de l’Inde, ce sentiment soudain d’abolir les frontières avec les autres, de se dissoudre dans un collectif. C’est un phénomène qui n’est pas propre à l’Inde mais qui, là-bas, est spontané.
C’est un phénomène très frappant en Inde où il y a des ashrams partout et d’innombrables sectes. Il faut bien comprendre la fonction d’une secte dans ce pays
. Le système des castes, très inégalitaire, a sécrété un excellent contrepoison : quelle que soit sa caste d’origine, chacun peut “mourir au monde”, célébrer ses funérailles comme chez nous les moines et les nonnes puis se retrouver dans un espace ouvert (grotte, coin du village, petit bois), une sorte de couvent à l’air libre. Là, on devient “renonçant”. On change d’identité. On attend l’illumination. Quand elle arrive, on fonde une secte. Mais – et c’est capital – la secte nouvelle est obligatoirement égalitaire : tout le contraire des castes. C’est la seule faille libre dans un système verrouillé. C’est ainsi que sont nés le bouddhisme, le jaïnisme, le sikhisme, les ashrams de Gandhi. Et bien sûr, ça attire les gens ! Cette nouvelle égalité est un élément moteur pour les Indiens. Les basses castes se sont converties au bouddhisme, mais aussi à l’islam pour sortir de leur statut maudit. Ce n’est pas le seul élément moteur. Il y a aussi une scénographie fabuleuse, le feu du regard du gourou qui inonde l’adepte de sa bonté, le transperce jusqu’à l’âme, etc. Les Occidentaux peuvent y retrouver quelque chose qui apaise leur pathologie. Parfois, cela dérape. Près de Poona, il y a eu un célèbre ahsram pour Occidentaux devenu assez vite un lieu de sexe, de fusion et de drogue. J’insiste sur la fusion : car c’est cela le but. Il y a une différence majeure entre la métaphysique indienne et la métaphysique occidentale. La première s’emploie à fonder l’Ego, quand l’autre cherche à le dissoudre. Dissoudre l’Ego est l’objectif de toutes les techniques métaphysiques indiennes. Cela provoque aussi bien des guérisons que des bouffées délirantes.
L’attrait pour l’Inde nous dit beaucoup sur la France où la dimension mystique a été écrabouillée alors qu’elle a été très présente dans les siècles passés. Où peut-on s’échapper de son corps et se dissoudre pour trouver la paix dans notre pays ? Nulle part, sinon dans de grands concerts de rock, des raves parties, les grandes manifs, la drogue. Ou alors, les hôpitaux psychiatriques… L’Inde, hôpital libre et à ciel ouvert, présente l’immense mérite – ou bien le grand danger – d’offrir ces espaces d’échappée.