Tchaïkovski est le compositeur essentiel de Saint-Pétersbourg comme Pouchkine son double littéraire est identifié à cette ville. Le voyageur qui arrive par bateau depuis le golfe de Finlande rencontre d’abord Pierre le Grand, cavalier de bronze cabré au bord de la Neva. Statue hommage au fondateur de la ville qui doit en grande partie sa beauté à des femmes : Élisabeth, la fille de Pierre le Grand, puis la Grande Catherine qui s’assure le concours essentiel de l’architecte italien Bartolomeo Rastrelli. Il découvre la « Venise du Nord » un écheveau de canaux et d iles reliées par 140 ponts. Une atmosphère qui a généré les beaux poèmes désespérés de Lermontov ou Essenine… Mais c’est la Néva et ses eaux sombres qui charrient la nostalgie de l’âme russe. Car c’est dans les eaux de la Néva que reposent ceux qui ont construit la ville au prix de leur vie.

Saint-Pétersbourg

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Pierre le Grand qui plongea dans les eaux glacées de la Neva pour secourir des naufragés puis fut pris d’une fièvre qui l’emporta. C’est dans la Neva que Lisa, l’héroïne de La Dame de pique de Tchaïkovski, se jeta par désespoir. Et c’est encore l’eau de la Neva que boira Tchaïkovski lui-même pour un «suicide» énigmatique jamais explicité, au 13 de la rue Malaïa Morskaïa. La mort de Tchaïkovski ressemble à un roman policier. Deux camps s’affrontent encore aujourd’hui. Celui qui se rallie à la version officielle d’une contamination accidentelle par le choléra: Tchaïkovski aurait bu un verre d’eau non bouillie alors que sévissait une épidémie à Saint-Pétersbourg. Il serait mort ainsi comme sa mère, frappé par le Destin qui irrigue et obsède toute son œuvre et singulièrement son ultime Symphonie «Pathétique». L’autre camp, qui s’appuie sur des documents mis au jour à la fin des années 1970, suspecte un «suicide» lié à un scandale homosexuel: Tchaïkovski aurait séduit un jeune garçon proche de la famille impériale et aurait été contraint au suicide par un jury d’honneur – le dernier mouvement de sa Symphonie n° 6 «Pathétique» serait donc explicitement un requiem pour lui-même. Aucun matériel convaincant ne vient asseoir l’une ou l’autre thèse. Nombre de questions se posent: pourquoi, par exemple, ainsi que le rapporte Rimski-Korsakov, le corps est-il resté exposé à tous alors que le choléra exigeait une mise en quarantaine stricte pour éviter la contagion? Mais pourquoi, d’autre part, le scandale aurait-il soudain éclaté alors que beaucoup connaissaient, et semble-t-il le tsar lui-même, l’homosexualité de Tchaïkovski? Qu’importe en fait ce secret: la mort de Tchaïkovski, réside dans le finale fascinant de sa dernière symphonie, cet immense et frémissant Adagio lamentoso qui s’étire tel un linceul que le compositeur tire lentement sur lui-même .

Son lien avec Saint Saint-Pétersbourg a toujours été puissant. Adolescent, il se présente au concours de l’École de droit de Saint Saint-Pétersbourg et reçu, il s’installe chez un ami de la famille, qui accepte le rôle de tuteur. Les adieux à sa mère qui l’a accompagné pour son installation sont déchirants, le jeune garçon en larmes s’accrochant à la diligence. Mais une tragédie bien pire va marquer ce premier séjour à Saint-Pétersbourg. Une épidémie de scarlatine s’étant déclarée dans la classe de Piotr, le tuteur, apitoyé, décide de prendre l’enfant chez lui au lieu de le laisser en quarantaine à l’école. Et c’est son propre fils, un garçon de 5 ans, qui contracte la scarlatine et en meurt! Pour Piotr, le coup n’est pas moins rude que pour l’infortuné père: il s’accuse d’avoir causé la mort de son jeune compagnon, déclare vouloir disparaître lui aussi…

Le père reporte alors son affection sur celui qui se désigne comme «le criminel». Il sera à l’origine de sa première grande émotion artistique en l’emmenant, à l’Opéra, au théâtre Mariinski voir et entendre Don Giovanni de Mozart. «La musique de Don Giovanni est la première qui m’ait bouleversé. Elle a fait naître en moi une extase dont on sait les conséquences. Elle m’a ouvert les sphères de la beauté pure. Quand la fureur et la fierté éclatent dans le moindre accord et dans le moindre mouvement de l’orchestre, je frémis d’horreur, j’ai envie de crier, de pleurer, de hurler, écrasé par la force de l’impression.»

Санкт-Петербу́рг

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Il achève ses études de droit à Saint-Pétersbourg, entre au ministère de la Justice puis lâche tout pour se consacrer uniquement à la musique. Mais ses angoisses ne disparaissent pas pour autant et toute sa vie va être ponctuée de dépressions, de voyages pour se changer les idées, de crises de désespoir et autres manifestations de cette névrose qui ne le laissera jamais vraiment en paix. Pourtant, c’est à Saint-Pétersbourg qu’il revient régulièrement pour créer quelques-unes de ses plus belles oeuvres, ses Symphonies n° 5 et n° 6, son sextuor Souvenir de Florence, ses ballets Casse-Noisette et La Belle au bois dormant (où il introduit dans la musique russe un nouvel instrument, le célesta: la Danse de la fée Dragée témoigne de la réussite de cette expérimentation orchestrale), ses opéras majeurs – Opritchnik, La Pucelle d’Orléans, Yolanta – et surtout ses deux chefs-d’oeuvre, tous deux tirés de Pouchkine, Eugène Onéguine et La Dame de pique (dont l’action se déroule à Saint-Pétersbourg, du vaste jardin d’été, au bord de la Neva, jusqu’au petit canal qui jouxte le palais d’Hiver et se jette dans la Neva).

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C’est aussi dans la capitale russe qu’il se réfugie pour échapper à la catastrophe de son «mariage» alors qu’il était parti vivre à Moscou. Car il y a fait la connaissance d’Antonina Milioukova, une jeune femme de 28 ans. Elle lui écrit une longue lettre, calquée sur celle de Tatiana dans Eugène Onéguine, à laquelle il se croit obligé de répondre (il ignore alors qu’elle en a déjà adressé des dizaines analogues à des banquiers, des généraux, des artistes en vogue et même des membres de la famille impériale!). Finalement, pour mettre un terme aux rumeurs et s’assurer une position sociale ou du moins une image sociale, il accepte de l’épouser. Le mariage est célébré le 30 juillet 1877.

Il écrit à son frère, trois jours après ce mariage: «Tout cela serait intenable, impardonnable si je ne l’avais pas avertie dès le début qu’elle ne pouvait compter de ma part que sur une affection fraternelle. Physiquement, elle ne m’inspire que de la répugnance.» Très vite, Tchaïkovski prétexte des malaises et part faire une «cure» – prétendument dans le Caucase, en fait chez sa sœur et confidente. Il peut s’épancher auprès d’elle… et travailler à sa Symphonie n° 4. Puis il regagne Moscou Mais à la vue de son épouse à la descente du train, de ses lèvres gourmandes, de sa chair étalée, il est pris de terreur. Désormais, il vit dans l’angoisse que sa femme, lasse d’attendre, réclame que leur union devienne autre que fraternelle. Bientôt, cela devient une obsession et, dès la tombée du jour, il fuit hors du logis, comme un fou, errant dans les rues désertes, en proie à de véritables crises d’hystérie durant lesquelles il crie sans pouvoir s’arrêter, perd le souffle, suffoque.

Un soir de septembre, il gagne une berge isolée de la Moskova et entre dans l’eau jusqu’à la taille. Mais il ne va pas plus loin: il espère, par une sorte de suicide indirect, mourir d’une pneumonie. Il survit et quelques jours plus tard, il demande à son frère d’expédier d’urgence de Saint-Pétersbourg une dépêche signée d’Eduard Nápravník, le chef d’orchestre du théâtre Mariinski, l’Opéra de Saint-Pétersbourg, le «réclamant immédiatement». Le lendemain, il prend le train, à moitié fou. Son frère dira qu’il ne le reconnut pas tout d’abord sur le quai tant il avait changé en un mois! Hagard, les mâchoires serrées, le regard fixe, il se laisse conduire à l’hôtel où, terrassé par une crise nerveuse, il perd connaissance et reste deux jours dans le coma. Et c’est son frère qui devra ensuite expliquer à la femme de Piotr la nécessité de leur séparation, lui-même n’étant plus en état physique de la revoir…

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En marchant dans les rues de Saint-Pétersbourg, au bord de ses canaux, on retrouve à la fois les lieux qu’il a arpentés et l’esprit qui a habité Tchaïkovski. Au théâtre Mariinski, bien sûr, où on est surpris de découvrir des sièges et un rideau de velours bleu (des théâtres du monde : il faut absolument y voir un opéra de Tchaïkovski, La Dame de pique si possible, ce magnifique hommage à Saint-Pétersbourg, ou un ballet, Le Lac des cygnes ou La Belle au bois dormant. Car le Ballet du Mariinski demeure un des meilleurs du monde, depuis l’époque où Saint-Pétersbourg s’appelait Leningrad et où le théâtre avait pris le nom de Kirov, un dirigeant communiste assassiné par Staline.

https://www.youtube.com/watch?v=ItSJ_woWnmk

Mais il faut aussi aller à la Philharmonie Chostakovitch, qui s’appelait autrefois l’hôtel de la Noblesse où Tchaïkovski a dirigé sa Symphonie n° 6 «Pathétique», deux semaines avant de mourir Et on ne peut manquer, sur la perspective Nevski, le Café Littéraire: tous les compositeurs et les poètes de Saint-Pétersbourg y ont dîné, dont Tchaïkovski bien sûr. Pouchkine s’y trouvait juste avant de se rendre à son duel contre le baron d’Anthès qui courtisait sa chère Natalia, dont on disait qu’elle était la plus belle femme de Saint-Pétersbourg. Ce duel qui lui fut fatal ressemble tellement à celui de son Eugène Onéguine ! Mais comme tout se termine en musique à Saint-Pétersbourg, Tchaïkovski en fera son plus bel opéra. Et avant de partir, il faut encore revenir vers la Neva, se remémorer la barcarolle des Saisons : toute la mélancolie de Tchaïkovski s’y concentrent en quelques notes de piano.