Les romanciers font leur autobiographie par écrit, les cinéastes par le biais de leurs films… Mais ne peut-on pas considérer que les peintres aussi peuvent se raconter, par la peinture ? En effet, l’autoportrait, la représentation de soi-même par le peintre, est aussi une manière de se dire, de se raconter. L’autoportrait n’est pas une forme artistique propre à la peinture : on trouve aussi des autoportraits en dessin, ou en photographie ! Ainsi, des photographes comme Robert Doisneau, Man Ray, Robert Mapplethorpe, ou encore Raymond Depardon, se sont tous essayés à la photographie.

Faire un autoportrait, c’est se représenter soi même : de face ou de trois-quarts, le corps entier ou fragmenté, avec ou sans mise en scène, seul ou avec d’autres personnages. L’autoportrait sans corps du tout à la limite : la photographie du contenu de mes poches est une forme d’autoportrait, et je peux également « arranger » ma chambre de telle façon qu’elle en dira beaucoup plus sur moi que la plus ressemblante des photographies. Un autoportrait réussi ne montre pas que l’apparence, mais aussi les sentiments, la personnalité, « l’âme » du sujet.

A l’antiquité se représenter était considéré comme un acte d’orgueil qui risquait d’attirer sur soi la foudre des dieux. Mais en Grèce, Apelle, peintre préféré d’Alexandre le grand, fait son autoportrait. Certains se représentent discrètement sur les vases en guise de signature.

Au moyen age : Peintres et sculpteurs sont considérés comme de simples artisans. Mais à la fin du Moyen Âge, leur statut change : ils sont peu à peu considérés comme de véritables créateurs qui ne travaillent pas seulement avec leurs mains mais aussi avec leur tête. Ils commencent à signer leurs œuvres.

L’autoportrait apparaît discrètement au 14eme siècle dans certaines peintures à la façon d’une signature. Perdu parmi d’autres personnages ou caché dans une scène, le peintre perd discrètement son anonymat et devient reconnaissable.

C’est le cas dans le tableau du peintre flamand Van Eyck : « Les époux Arnolfini » ou le peintre apparaît en bleu dans le miroir pendu au fond de la pièce, ainsi que dans le tableau de Boticelli : « L’adoration des mages », où le peintre s’est représenté à l’extrême droite du tableau, le regard dirigé vers le spectateur, l’invitant à regarder son tableau. Pour de nombreux peintres se peindre au milieu d’une foule d’autres personnages est aussi une manière de signer – visuellement – son tableau. Le peintre devient l’un des personnages qu’il représente ! Le Cortège des Mages est une fresque faisant partie de l’ensemble de la Chapelles des Mages, peinte dans le Palais Medici-Riccardi, à Florence, par le peintre Benozzo Gozzoli. Dans cette peinture, le peintre s’inclut au milieu des personnages : il se représente… portant un bonnet sur lequel son nom est écrit ! Drôle de signature…

Au 15ème siècle, grâce à de nouvelle techniques comme celle du miroir de verre, l’autoportrait s’impose. Le sujet était pratique, car il ne nécessitait pas la présence de modèle. Ce genre pictural s’impose à la Renaissance grâce au courant de pensée humaniste , qui modifie les conceptions de l’Homme et ses rapports au monde. Dans les Métamorphoses, le poète latin Ovide raconte l’histoire de Narcisse, ce jeune homme fasciné par la contemplation de son reflet dans l’eau. Considérant la peinture comme une imitation du réel , les penseurs de la Renaissance et en particulier Alberti (dans son livre

De Pictura en 1435), affirment que Narcisse est l’inventeur de la peinture en général et trouvent dans l’autoportrait la source même de l’art pictural.

L’artiste acquiert un nouveau statut social. Il se représente seul sur le tableau, qui devient le témoignage de sa place dans la société. La Renaissance s’intéresse à l’homme. En plus de représenter son statut social, le peintre va peu à peu exposer une partie de sa personnalité. Il va, par des attributs ou des déguisements, faire passer des messages sur son image. C’est le cas dans l’autoportrait de Dürer datant de 1500 , il s’identifie au créateur à travers la figure du Christ. Il affirme ainsi la noblesse de son travail et sa fonction « sainte » de créateur. Dans son autoportrait de 1497, Dürer ne se représente pas comme un simple artiste de province mais comme un aristocrate digne et paisible, habillé dans de beaux vêtements. Le peintre allemand Dürer est l’un des plus grands représentants de l’autoportrait.

Autoportrait à la fourrure, Albrecht Dürer, 1500

Au XVI siècle apparaît une nouvelle forme d’autoportrait dans lequel les peintres se réinventent en se représentant dans des contextes ou des activités qui ne leur sont pas familiers. Par exemple dans une autre profession…

L’un des plus célèbres autoportraits effectués de cette manière est celui du peintre vénitien Véronèse. Dans les Noces de Cana, tableau représentant la scène du Nouveau Testament dans laquelle Jésus change l’eau en vin, Véronèse se représente en violiste… aux côtés du peintre Titien, qu’il représente en joueur de gambe.chez Véronèse dans les noces de Cana.

L’autoportrait va rapidement devenir un outil d’introspection pour le peintre.

Rembrandt 1628

Ainsi, au 17ème siècle, la série d’autoportraits de Rembrandt peinte entre ses 22 ans et les quinze jours précédents sa mort ressemblent à une auto-analyse. L’artiste a fait son autoportrait dans près de 50 peintures, 31 eaux-fortes, et 6 dessins. Cet ensemble d’autoportraits semble constituer une autobiographie entière, un journal intime puisque le peintre s’y représente au cours de toute sa vie !

La Lapidation de saint Étienne 1625

Les détails narratifs du tableau sont supprimés au profit de l’expression du peintre, reflet de sa vie intérieure. Ces portraits « de lui-même », comme on disait à l’époque car le terme « autoportrait » n’existait pas montre un peintre communiquant avec lui-même à travers sa peinture.

REMBRANDT Van Rijn 1660

A la même époque, un peintre choisit de se présenter dans ce qu’ils fait de mieux… En peignant ! Ainsi, l’œuvre du peintre espagnol Velasquez, les Ménines. Au centre du tableau, la jeune infante, Marguerite-Thérèse, est représentée entourée de ses demoiselles d’honneur, alors qu’à gauche du tableau figure le propre peintre du tableau : Velasquez ! Pinceau à la main, il fait face à une grande toile, qui occupe la partie gauche du tableau, et il regarde directement vers le spectateur.

Cette composition donne l’impression que l’espace de la peinture est en réalité un miroir que le peintre regarde, pour pouvoir représenter au mieux la scène dans laquelle il est inclus ! Il s’agit d’un cas très particulier du procédé consistant à représenter dans une œuvre une référence à cette même œuvre. Les Ménines est un cas de mise en abyme : il s’agit d’une peinture, dans laquelle le peintre a représenté… la peinture elle-même.

Artemisia Gentileschi

Par ailleurs, d’autres peintres prêtent leurs propres traits à des personnages. Comme le Caravage, qui n’a peint aucun autoportrait… mais qui se prend volontiers pour modèle lorsqu’il s’agit de représenter un personnage mythique.

Dans David avec la tête de Goliath, par exemple, il se prend pour modèle pour dessiner Goliath, vaincu par le jeune David !

Dans la lignée des autoportraits de Rembrandt, apparaissent ceux de Van Gogh. Au cours de sa carrière, le peintre néerlandais a peint une quarantaine de tableaux. En meme temps qu’il y explorera son identité intèrieure, entre 1887 et 1889, il évoluera du influence impressioniste vers le style expressionniste de la fin du

XIX siècle. Les autoportraits de Van Gogh sont également pour lui l’occasion d’évoquer certains événements de sa vie. L’Autoportrait à l’oreille bandée (1889), par exemple, est une référence à un acte d’automutilation : dans un accès de délire, le grand peintre s’était coupé une oreille.

A la même époque, Gauguin peint son « Autoportrait au Christ jaune« , qui dévoile différents traits de sa personnalité. Près de deux siècles plus tard, N. Rockwell fera lui aussi un triple autoportrait « racontant » son identité.

L’autoportrait est en effet dès la fin du XIXème siècle l’occasion pour le peintre de raconter son histoire où  du moins une partie. Ils utilisent ,pour certains, tout comme le faisaient les peintres du 14eme siècle, des symboles pour se personnifier. Le but n’est plus de dépeindre leur statut social comme le faisaient leurs prédécesseurs. Leur but est de dévoiler une partie intime de leur vie ou de leur personnalité. Ces symboles représentent davantage l’état émotionnel où le récit anecdotique de leur vie d’artiste plutôt que l’image qu’il souhaite laisser derrière eux.

Ainsi les autoportraits de Félix Nussbaum durant la seconde guerre mondiale ou ceux de Frida Kahlo pendant la période trouble de 1930 au Mexique, sont des témoins de vie et de souffrances de ces artistes.

Egon Schiele (1912)

Ainsi, dans un autoportrait intitulé l’Hôpital Henry Ford (1932), Frida Kahlo évoque l’une de ses plus grandes tristesses : le fait qu’elle ne puisse pas avoir d’enfants. Elle se représente alors, lors de sa dernière fausse couche, allongée sur un lit d’hôpital, reliée par des cordons ombilicaux à certains objets emblématiques.

Frida Kahlo autoportrait avec singe

Peu à peu les autoportraits vont, pour certains, se détacher du geste pictural en même temps que la peinture se détache de la figuration.

La série d’autoportraits de Picasso n’est pas seulement témoin du temps qui passe mais c’est le moyen pour l’artiste d’expérimenter différentes techniques picturales. Tout comme le peintre Parmesan se représenta à travers un miroir déformant au 16eme siècle, Picasso expérimente sur lui-même ses innovations picturales. Les autoportraits de Picasso de sa période cubiste apparaissent non plus comme la représentation physique du peintre ni même comme la représentation expressive de ses sentiments. Ils sont le support d’une idée picturale, d’un message abstrait.

Dans le portrait de 1938, Picasso se représente à la fois de face (les yeux) et de profil. L’idée exprimée ainsi est peut-être celle du dédoublement, et de la double signification des autoportraits : à la fois introspection du peintre et image donnée par le peintre de lui-même au spectateur. Dans celui de 1929, Picasso se représente en ombre de profil, mangé par le visage monstrueux d’une femme ogresse. Il propose une vision intouchable, presque inexistante de lui-même. Il a perdu ici son enveloppe corporelle et semble n’être qu’une pensée, un souvenir. Notons que à l’opposé, dans les années 60, les autoportraits hyperréalistes tel celui de N. Rockwell remettront au 1er plan la figuration chargée de sens.

A travers ses différents autoportraits et leur évolution, on remarque que cette représentation picturale, même si elle est prétexte à toutes sortes d’exercices stylistiques,  reste le miroir du peintre : « Voici comment je me suis vu à un moment donné »,et en même temps « voici comment j’ai voulu que l’on me voit » (sous-entendu : «voilà l’image que je souhaite laisser à la postérité»). Un jeu entre le désir d’authenticité et la façade sociale que l’artiste souhaite généralement préserver (il y a des exceptions).

Faire son autoportrait en peinture ou en photographie, comme faire son autobiographie romancée, c’est une occasion, pour l’auteur, de choisir la manière dont il va se représenter, de choisir ce qu’il veut dire de lui-même. Une représentation de soi-même n’est jamais anodine : le peintre décide de mettre en avant un aspect de sa personnalité, un élément de son histoire, qu’il veut partager avec le spectateur.

L’artiste nous dit quelque chose de lui-même, que ce soit dans un jeu de rôle, de travestissement ou que ce soit dans une épreuve de vérité. Vérité physique comme c’est le cas de Bonnard à la fin de sa vie, ou vérité psychologique avec l’importance qu’elle revêt pour ces œuvres elles-mêmes ». C’était le cas de Cézanne, Gauguin, Carpeaux ou Redon, qui mêlaient quête picturale et observation psychologique. Van Gogh a poussé la démarche jusqu’au bout, offrant au travers de ses autoportraits une autobiographie. Je citerai comme œuvre particulièrement intéressante un autoportrait d’Émile Bernard devant des corps nus. S’agit-il d’un moment où l’artiste est en train d’interroger son destin ? S’agit-il d’un moment où cet artiste hésite entre le monde matériel, le monde de la chair et un monde plus spirituel, plus éthéré. On a là une œuvre qui est véritablement introspective.

Le Caravage

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le Caravage

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Le caravage

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Les autoportraits sont des éléments présents dans mes créations sous les diverses formes citées plus haut. Ils sont une prise de conscience de soi qui se réalise par mon «pouvoir» d’artiste. C’est l’image d’un processus cathartique qui met à jour mon inquiétude existentielle, mes crises identitaires, les doutes sur moi même en projetant mon désarroi et la conscience malheureuse de mon mal-être au monde . Il s’impose comme l’expression d’une connaissance intime .