EL DESDICHADO

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule
Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le
Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La
fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

https://www.youtube.com/watch?v=J8ypPfh0I8w

 

Gérard de Nerval

Ce poème me vient souvent à l’esprit depuis l’adolescence. Je découvrais alors l’œuvre de Gérard de Nerval que je n’ai jamais cessé de lire et relire plus ou moins régulièrement par intérêt pour son œuvre et par une sorte d’attachement à la personne de l’auteur.

Son portrait mélancolique trônait au dessus de mon bureau. J’ai appris récemment que l’une de mes artistes préférée, Patti Smith, dont l’album « Horses »m’avait littéralement renversé possédait ce même portrait scotché au dessus de son bureau quand elle avait une vingtaine d’années.

El Desdichado

Étonnement j’y reviens plus souvent depuis que j’ai commencé sur le tard une activité artistique sans rapport avec la création littéraire puisqu’il s’agit d’art visuel.

Ce regain d’intérêt m’a emmené à réfléchir sur, d’une part ce qu’est ma création artistique, ce qu’elle veut dire et ce qu’elle révèle de moi et d’autre part pourquoi cet attachement et cette proximité avec Nerval. D’où vient cette profonde sympathie que m’inspire le poète et son œuvre.

Malgré une apparente dispersion, l’œuvre de Nerval offre une forte unité qui tient en partie au fait qu’elle se présente comme un cercle à l’intérieur duquel se tissent d’innombrables réseaux. Gérard le dit lui même: «Une fois débarrassé de ces inquiétudes, je sortirai , selon le conseil d’Antony , de cette disposition à n’écrire que des impressions personnelles qui vient de ce que je tourne dans un cercle étroit» ou encore ceci: « Je me nourris de ma propre substance et ne me renouvelle pas.»

Ce cercle étroit est peut être celui de beaucoup d’artistes en tout cas le mien. Je peux le décrire comme un milieu vivant, sensible et productif où toute une réalité référentielle tenant à la vie, au psychisme, à la spiritualité, à la folie ou à la mort s’inscrit en formes et en couleurs.

Mais, bien entendu, Nerval, c’est avant tout un texte. Je dirai un récit revêtant diverses formes ni tout à fait conte, chronique ou poème en prose. Il crée un mouvement narratif, à travers la voix d’un récitant, écrit à la première personne. Il capte par une parole subjective le langage de la mémoire, le rêve ou le vécu.

mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans une certaine mesure tout est récit chez Nerval.

Je reprend à mon compte cette idée de récit à la première personne. Je raconte et je me raconte dans mes images. Cette narrativité entretien un rapport avec le journal intime. Je suis d’accord avec Nerval qui revient de manière insistante dans son œuvre sur l’idée qu’il est impossible de séparer l’acte d’écrire de la vie. L’œuvre artistique naît d’une expérience.

Le dernier point que j’évoquerai ici concerne les questions de formes et de langage à laquelle Gérard à porté une extrême attention. Une attitude aux racines «classiques» comme le montre son étude sur Cazotte, son attachement à Du Bellay, ces références à Diderot, Rousseau ,Sénancourt dans «Promenades et rêveries» mais aussi «romantiques» en liant l’écriture à la vie et «réalistes» comme le montre son admiration pour Dickens.

Je me reconnais en Nerval en me référant aussi dans mon travail au réalisme (la photographie de rue), au romantisme («journal intime» écrit par l’image) et le classique en créant des images qui s’inscrivent dans une perspective historique dans le soucis de la forme et de la couleur.

L’attachement à Gérard de Nerval.

Je commencerai par une petite mise au point sur un sujet récurrent. La supposée «folie» des artistes.

Il est, au même titre que le psychiatre ou le psychologue, supposé si ce n’est fou, sérieusement dérangé et en aucun cas «normal» . Combien de fois avons nous entendu ce truisme?

«Il n’y a pas de génie sans un grain de folie» écrit Aristote dans sa Poétique

Puis dans Problème XXX «Pourquoi tous les hommes exceptionnels du passé, en philosophie, en politique,en poésie, ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques?».

Dans la représentation collective, les fous et les artistes ont souvent été mélangés.La folie est tellement associée à l’archétype de l’artiste excentrique qu’ elle est même devenue une pose. Passer pour fou est devenu un classique.

Une étude menée à l’institut suédois Karolinska montre bien un lien entre les personnes créatives et les maladies mentales sans toutefois mettre en lumière un lien général entre professions créatives et troubles psychiques à l’exception du trouble bipolaire de type 2. Ce n’est pas la première fois que le trouble bipolaire de type 2 a été supposé propice à la créativité.

A la phase dépressive succède la période d’hypomanie qui peut permettre son expression, activité intense, fluidité des idées, confiance en soi, insomnies sans fatigue favorisant la créativité.

La création peut être aussi une catharsis des troubles de l’humeur.

le caravage

κάθαρσις 4

Le caravage

κάθαρσις 3

Le Caravage

κάθαρσις

le Caravage

κάθαρσις 2

Antonin Arthaud écrivait (et je fais mienne cette phrase):

«Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir en fait de l’Enfer.»

Pour conclure cette mise au point, Je rappellerai deux choses. La première est que si les symptômes deviennent trop intenses, la créativité s’effondre. La deuxième est que le lien entre folie et créativité n’est ni nécessaire ni suffisant à la réalisation d’une œuvre.

La «folie» supposée étrangère à l’Homme raisonnable est en réalité inhérente à l’Humain. Mais elle ne fait sens de façon certaine que dans des cas privilégiés tel que Gérard de Nerval.

Pierre-Jean Jouve écrivait ceci: « l’apparition du génie de Nerval est exactement , rigoureusement synchronisée avec l’installation de Nerval dans la folie cyclothymique.» définissant ainsi en familier de la psychanalyse ce qu’il estime être une «manie dépressive avec son rythme, ses phases, alternances de hauts et de bas [ … ] que rien ne peut apparemment influencer.»

De même Julia Kristeva dans Soleil noir. Dépression et mélancolie attribue les troubles de Nerval à la mélancolie et opte pour la définition freudienne de «deuil et mélancolie». Elle centre son analyse sur le sonnet El Desdichado et adopte l’explication par le deuil impossible de l’objet maternel.

Un deuil définitif qui domine l’histoire affective de Nerval. Une perte irréparable qu’il ne cessera de répéter compulsivement à propos de ses successifs objets de désir.

La mélancolie de Gérard ne fait aucun doute. Une mélancolie qui n’a rien à voir avec le mythe surréaliste de «l’observateur éveillé de la vie onirique [… ] un héros des grandes explorations intérieures.»

Nerval ne souhaitait que de «rester lucide quand de toute part l’assaillait l’ombre.»

Conscient de son syndrome maniaco-dépressif ou de son trouble bipolaire comme on dit aujourd’hui (même si il ne connaissait pas le terme) et concernant l’alternance de son humeur, il écrivait ceci dans son «épitaphe»/ «Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet, (…)/ tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.

Il n’était pas un pur dépressif comme le montre le reste du sonnet et sa chute : «Un soir d’hiver, enfin l’âme lui fut ravie, / Il s’en alla disant: «Pourquoi suis-je venu?». Il y a là un humour léger que Freud considérait comme un indice de santé mentale.

Sans connaître avec certitude l’origine de la mélancolie, je peux témoigner que les crises mélancoliques même aiguës, ne laissent pas de séquelles. Cette expérience personnelle n’a pas valeur scientifique mais comme l’observe Théophile Gautier, elle est partagée par Nerval.

«l’accès passé, il rentrait dans le pleine possession de lui même et racontait avec une éloquence et une poésie merveilleuse ce qu’il avait vu… » Je ne prétend pas à de telles qualités artistiques mais je ne peux qu’acquiescer à la première partie de la citation.

Mon attrait pour l’œuvre de Gérard de Nerval tient au fait qu’il est aussi source de connaissance de moi même.

Une œuvre comme Aurélia que je vois comme un autoportrait clinique est un témoignage révélateur. Non seulement pour le poète mais pour moi qui subit la mélancolie malgré moi. Il me semble voir dans mon projet artistique et dans l’œuvre de Nerval,

l’intention d’objectiver la subjectivité pure. « fixer les rêves » afin dans « connaître le secret »

Sans aller dans un délire qui prendrait la folie pour une forme de supérieure de sagesse, il s’agit de sauver du désespoir même si ce salut est fragile et provisoire.

L’œuvre de Gérard regorge de notations que n’importe quel mélancolique comprendra. Les structures mélancoliques sont universelles seules les formes des symptômes sont très diverses, car venant de l’expérience propre du sujet, de ses souvenirs et de sa culture.

Ainsi lorsqu’il dit : «Je ne sais pas pourquoi je me sers de ce terme de maladie car jamais […] je ne me suis senti mieux portant. Parfois je croyais ma force et mon activité doublées; Il me semblait tout savoir, tout comprendre» ou encore: «les mystères du monde se révélaient à moi » paroles typique de la «phase maniaque ».

Pour la phase dépressive, on trouve le symptôme de la culpabilité de l’infidélité au souvenir d’Aurélia, celui de la peur immotivée sous forme d’anxiété, d’angoisse, d’agoraphobie, de timidité, de repli craintif sur soi, celui de la tristesse: «Le sentiment qui résultat pour moi de ces visions[…] pendant mes heures de solitude était si triste que je me sentais comme perdu.», le mutisme: «réduit à un tel désespoir que je pouvais à peine parler», l’inhibition psychique: « Je ne pouvais lire et comprendre dix lignes de suite. »

je note aussi une prédilection mélancolique pour l’errance dans les paysages désolés que je partage avec Nerval. J’erre dans les quartiers délaissés d’Athènes de préférence la nuit et lui aux marges de Paris.

«J’errais dans les terrains vagues qui séparent le faubourg de la barrière.»

Ich bin der Welt abhanden gekommen

Dernier point avant de conclure, Nerval évoque en des termes surprenants pour le commun des mortels sont séjour de neuf mois à la clinique du Dr Blanche, un aliéniste très en avance sur son époque : « Je quittais cette demeure qui était pour moi un paradis. »

Souvenir de psychiatrie

Cette phrase témoigne sans doute d’une période d’euphorie mais aussi d’une réalité. L’internement en psychiatrie si il n’est un moment paradisiaque est un moment que je qualifierai de relativement heureux en ce sens qu’ il nous débarrasse de l’obligation de jouer la comédie du bonheur. Je m’explique. Quand on se trouve dans un hôpital psychiatrique au milieu d’autres patients qui souffrent eux aussi de troubles plus ou moins graves, tout le monde sait pourquoi vous êtes là. Inutile alors de répondre systématiquement oui à la question de savoir si vous allez bien. Inutile de porter un masque. C’est aussi le temps où on se rend compte que nous ne sommes pas seuls à souffrir et qu’il existe des personnes qui souffrent plus que soi. Cette constatation m’a spontanément emmené à m’occuper de certains patients. Comme le fit Nerval, à la demande du docteur Blanche, avec un ancien soldat qui était dans un état bien pire que le sien. Si le patient fait des progrès, c’est une joie qui mène vers sa propre guérison.

Pour conclure, je dirai que les créations de Nerval et les miennes répondent à une intention non seulement esthétique mais éthique.

La mission d’un artiste est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les grandes circonstances de la vie dans un but qu’il croit utile aux autres et à lui même. Mes créations, tout comme l’« Aurélia » de Nerval, ne sont pas fictives ou fictionnelles. Des œuvres inspirées par des séjours en psychiatrie excluent par essence la fiction.

Ce sont au contraire des témoignages autobiographiques.

Dans chaque épisode d’Aurélia, dans presque toutes mes créations, fusionnent des éléments de la mémoire biographique et de la mémoire culturelle placés sous le signe de la mélancolie en une sorte d’autobiographie de l’âme.

https://www.youtube.com/watch?v=C5y0QOwGKIo

 

tombe de Gérard de Nerval au cimetière du père Lachaise