C’est un grand terrain de nulle part

De si haut…

D’abord, le titre même: Comme un Lego.

http://www.deezer.com/album/14580980

Nous connaissons tous les Lego avec lesquels nous jouions petits. Être comme un Lego, c’est être une simple pièce, qui peut certes tout devenir, mais qui à elle seule est dépourvue de sens. Le tout dépasse toujours la somme de ses parties, et les parties signifient si peu lorsque elles sont déracinées, décontextualisées, détachées d’une construction d’ensemble. Comme image, le Lego servira à représenter au cours de la chanson divers aspects, diverses modulations. L’image du Lego revient au cours de la chanson mais la construction de celle-ci ne comporte pas vraiment de refrain: il n’y a que le premier couplet qui reviendra dans l’avant-dernier couplet. Dans cette mesure, la chanson est elle-même construite sans refrain, ce qui aurait pu donner le sentiment du retour du connu ou d’une récurrence rassurante – puisque les refrains marquent des repères.

Le 1er couplet

La chanson débute par ces mots:

«C’est un grand terrain de nulle part».

C’est la Terre, perdue dans l’univers. Nous ne sommes que des êtres parmi d’autres sur une planète qui, elle-même, n’est qu’un morceau insignifiant de l’universn, ce qui peut créer de l’angoisse lorsqu’on s’arrête sur la place infime que l’on occupe dans l’univers, dans le silence de ces espaces infinis (Cf Pascal, dans ses Pensées, «Le silence de ces espaces infinis m’effraie»). Sentiment qui peut par ailleurs revenir nous habiter lorsque semble s’évaporer ce qui faisait sens pour nous.

«C’est un grand terrain de nulle part

Avec de belles poignées d’argent»

La seconde phrase a un sens moins déterminé, mais les poignées évoquent quelque chose que l’on peut saisir. Le métal d’argent a pour sa part une double symbolique: Parfois il symbolise la sagesse et la pureté, mais parfois il symbolise un objet de cupidité. Double appréhension possible, dans la saisie du monde.

«La lunette d’un microscope

Et tous ces petits êtres qui courent»

Notre réalité: sous la lunette d’un microscope, puisque notre planète n’est qu’une parcelle microscopique de l’univers. C’est-à-dire en considérant notre réalité avec une certaine «hauteur», «à distance», C’est en quelque sorte le procédé d’une tentative de regard avec un œil extérieur, en se situant tel un observateur détaché et lointain qui ne ferait pas partie de la réalité qu’il observe. Mais aussi, le microscope invite à la considération des choses sous l’angle de l’infiniment petit ; or, dans le morcellement de l’infiniment petit, il peut y avoir perte de sens de la profondeur de l’existence (Hannah Arendt: «la mémoire, c’est la profondeur de l’existence»).

Le 2e couplet

«Car chacun vaque à son destin

Petits ou grands»

Quel que soit nos positions sociales et nos rôles, chacun vaque à ses propres affaires – ou celles qui sont associées à sa position et ses rôles, ou à la limite à ses déformations professionnelles. De ce point de vue, nous ne sommes pas bien différents les uns des autres, petits ou grands.

«Comme durant les siècles égyptiens

«Péniblement…»

Dans la tradition biblique, l’Égypte a symbolisé le pays de la servitude subie, le pays d’où viennent les tentations de l’idolâtrie et les menaces d’invasion, par opposition à la Terre Promise . D’un point de vue plus historique, on peut penser aux constructions des pyramides: projets qui n’étaient pas des idéaux véritablement transcendants, mais qui mobilisaient une forme d’asservissement comme est aussi un certain asservissement que le principe hypermoderne de promotion du marché.. D’autant que si le marché est souverain, comment les individus et le peuple le serait-ils aussi souverain ?

Le 3e couplet

«À porter mille fois son poids sur lui

Sous la chaleur et dans le vent

Dans le soleil ou dans la nuit

Voyez-vous ces êtres vivants ? »

Ceci ne vient que préciser le reste: l’hyper modernité est une modernité dépourvue de tout sens transcendant, fonctionnant à plein régime sans pouvoir justifier son propre fonctionnement parvenir à s’autolimiter» ce qui implique que tout le poids revient chaque fois sur les épaules de chacun, à chaque fois que chacun met «les points sur les i» de ses options.

Le 4e couplet

«Quelqu’un a inventé ce jeu

Terrible, cruel, captivant

Les maisons, les lacs, les continents

Comme un Légo avec du vent…»

Ici, il faut noter un léger changement de rythme dans la mélodie, qui accompagne un soubresaut d’espoir de sens: «Quelqu’un a inventé ce jeu», comme si tout ça ne devait pas exister pour rien, ne devant pas être que pur hasard, devant avoir un sens. Mais ce jeu, bien que captivant et qu’on ne voudrait pas quitter (à moins d’être suicidaire), n’en reste pas moins terrible et cruel, d’autant qu’il apparaît comme dépourvu de sens. «Comme un Légo avec du vent», parce que tout change, se déplace et reste poussé par des forces qu’on ne contrôle pas – aller au gré du vent, s’est se déplacer sans être maître des parcours que l’on prend. Rien n’est permanent, tout est temporaire, comme ces maisons que nous habitons le temps de notre passage, mais qui ne seront pas nôtres pour l’éternité, comme ces lacs dont l’eau change constamment , comme ces continents qui se déplacent et «dérivent».

Le 5e couplet

«La faiblesse des tout-puissants»

Ceux qui sont tout-puissants en suivant les règles de l’hypermodernité ont aussi leur faiblesse en ce qu’ils sacrifient le sens pour y parvenir. Dans une hyperdémocratie, on risque de céder à un appel à la popularité donnant l’avantage aux démagogues, comme le craignait Platon et dans un hyper-tout-au-marché, on céde à un cynisme des rapports humains vu comme de simples relations d’affaires, ou encore on cède à une course sans fin vers des désirs vains comme le craignait Épicure.Dans l’ hyper-techno-scientificité, on céde à des utopies post-humanistes ou à un hyper-relativisme, en oubliant de se soucier de ce que pourrait signifier un humanisme véritable.? Ou sont l’éducation, la transmission des héritages humains ?

«Comme un légo avec du sang»

«La faiblesse des tout-puissants est Comme un Légo avec du sang», c’est-à-dire que dans ces nouvelles règles du jeu hyper-moderne, elle est entachée de tout ce qu’elle a fait mourir: mort de «Dieu» , mort de la subjectivité mort de la possibilité de ressaisir un sens qui vaille de manière véritable sans les projections des individualités pour faire valoir leurs intérêts personnels ou de classes ou d’idéologies ou réflexes inconscients de pensée.

«La force décuplée des perdants»

Ceux qui n’acceptent pas les règles du jeu de l’hyper-modernité risquent de perdre à ce jeu, mais ce sera peut-être avec la force d’avoir préservé ce qui faisait sens selon certains ancrages particuliers – ou du moins, leur semblait faire sens.

«Comme un Légo avec des dents»

«La force décuplée des perdantsComme un Légo avec des dents», parce que face aux hyperboles de l’hyper modernité, ceux qui refusent de s’y assimiler peuvent encore montrer les dents. Ça sera jugé partial (montrer les dents), mais c’est alors néanmoins une tentative de préservation du sens, ou du moins d’un certain sens. Dire que l’on ne se laissera pas faire, que l’on s’affirmera.

«Comme un Légo avec des mains

Comme un Légo…»

Comme un être qui peut travailler au sens de son devenir, même s’il est confiné au départ à la position de «perdant» dans l’hyper-modernité. «Comme un Légo…», comme un être dont la destinée n’est pas encore déterminée, n’a pas de sens/direction préconçu.

Le 6e couplet

«Voyez-vous tous ces humains

Danser ensemble à se donner la main

S’embrasser dans le noir à cheveux blonds

À ne pas voir demain comme ils seront…»

Dans le noir, c’est-à-dire sans voir ce qu’il sera, sans repères.  À cheveux blonds, en quelque sorte ici la fougue de la jeunesse des possibles.

«À ne pas voir demain comme ils seront»: dans un régime hyper-moderne, on a beau passer d’un projet à l’autre, c’est comme s’il n’y avait pas de vision pour la suite des choses, pour le temps qui fera son œuvre au travers de nos choix de vie. C’est une fuite vers l’avant, mais sans jamais concevoir véritablement vers où ça nous mènera, sans temps de réflexion à ce sujet.

Le 7e couplet

Ici, retour sur ce qui a été dit.

«Car si la Terre est ronde

Et qu’ils s’agrippent

Au-delà, c’est le vide»

Perte de la croyance en une transcendance.

Assis devant le restant d’une portion de frites

Une portion de frites, c’est à la fois anodin et loin d’être anodin. C’est le souvenir d’un réconfort. On sait bien que c’est futile, mais il y a un réconfort dans une bonne frite, qui ramène autant au plaisir gustatif immédiat qu’à l’étrange mélange de souvenirs réconfortant. Mais si l’appétit n’y est plus, on voit bien la futilité du plaisir du moment: le restant de la portion de frites ne se réchauffera pas, elle est perdue.

Noir sidéral et quelques plats d’amibes»

«Noir sidéral» : il ne semble plus y avoir direction ni repères. «Amibes» «être unicellulaire vivant en eaux douces ou salées, ou bien en sols humides, qui se déplacent à l’aide de pseudopodes»; retour à l’infiniment petit où la vision d’ensemble se perd.

Le 8e couplet

«Les capitales sont toutes les mêmes devenues

Aux facettes d’un même miroir»

On passe de l’individualité à la collectivité, mais en quelque sorte pour venir refermer la «trappe» sur l’individualité des droits. Au tout-à-l’hypermarché, c’est la fin des traditions perpétuées, c’est la fin des tentatives d’esquisse d’une histoire collective/politique, c’est le début d’un anonymat propre à l’uniformisation des marchés de la mondialisation. Que ce soit par cosmopolitisme ou multiculturalisme ou conformisme architectural, les traits distinctifs de la culture politique de ces capitales perdent l’apparat de leur identité. «Un même miroir»: celui du marché, mondialisé.

«Vêtues d’acier, vêtues de noir»

C’est-à-dire solide, blindés, mais désincarné. Pour les capitales en question: elles ne souffrent pas de critiques et respectent l’individualité dans un cadre juridique, mais parce qu’elles sont sans couleur propre.

«Comme un Légo mais sans mémoire »

Sans histoire commune faisant sens, condamné à une individualité à la fois sans héritage de sens, sans attachement et sans legs. Des sociétés qui ne sont plus vues comme les porteurs d’une tradition spécifique et commune, mais plutôt comme un assemblage d’individus.

Le 9e couplet

«Pourquoi ne me réponds-tu jamais ?

Sous ce manguier de plus de dix milles pages

À te balancer dans cette cage…»

«Pourquoi ne me réponds-tu jamais ?»: il y a un appel, l’espoir d’une transcendance, mais qui reste déçue.

«Sous ce manguier de plus de dix milles pages», Gérard Manset a beaucoup été imprégné des Indes. Et dans la tradition bouddhiste, le manguier est le lieu d’une révélation. Mais dans le bouddhisme, nul paradis au sens des chrétiens: au contraire, le Nirvana est le détachement de toutes choses, la reconnaissance de la non-consistance ontologique du monde. Dans le bouddhisme Zen, les «10000 choses» étant un terme signifiant l’ensemble de la réalité phénoménale, on peut penser ici à un état de détachement face aux illusions et aux futilités, mais qui conduit à une reconnaissance du non-sens de ce monde.

Le 10e couplet

«À voir le monde de si haut

Comme un damier, comme un Légo»

Effectivement, bouddhisme ou pas, pris d’une certaine hauteur , le jeu des acteurs humains paraît bien futile.

«Comme un imputrescible radeau»

«Imputrescible»: qui ne peut se putréfier. Le radeau dérivera sans fin. Aussi dépourvu de sens que Le radeau de la Méduse.

«Comme un insecte mais sur le dos

Comme un insecte sur le dos »

L’image est assez forte pour se passer de commentaires.

Les 11e et 12e couplets

C’est un retour, pour compléter la boucle.

«C’est un grand terrain de nulle part

Avec de belles poignées d’argent

La lunette d’un microscope

On regarde, on regarde, on regarde dedans…»

«On voit de toutes petites choses qui luisent

Ce sont des gens dans des chemises»

Ici, remarquons l’ambiguïté de «chemises» Est-ce l’apparat que l’on revêt? Ou des chemises telles que des «camisoles de forces» dans un monde fou ?

«Comme durant ces siècles de la longue nuit

Dans le silence ou dans le bruit… »

https://www.youtube.com/watch?v=Z5K7tjP2kkM