Les villes subissent d’intenses transformations urbaines. Des quartiers entiers sont repensés et dans le même temps, les souvenirs du passé disparaissent progressivement. Les friches industrielles s’effacent au profit de « ruches » entrepreneuriales qui concentrent la matière grise humaine. Les villes étendent leurs tentacules et repoussent leurs habitants dans des zones dites « péri-urbaines ». Les hommes sont obligés de cohabiter avec l’activité industrielle ou avec des friches laissées à l’abandon. Des zones commerciales périphériques se développent. On emploie d’ailleurs de plus en plus le terme de complexe comme lieu de consommation. Soyez attentif. Comme moi, vous avez dû remarquer le développement de ces zones hybrides…
Comme l’explique l’ethnologue et anthropologue français Marc Augé, ces endroits dits « non-lieux » sont des espaces dans lesquels les hommes ne font que passer, en transit pour consommer.
De nombreux artistes contemporains, en particulier les photographes, ont observé l’émergence de ces espaces en faisant de la ville un territoire d’expression qui sied à leur art. Ce sont ces lieux qu’ils ont interrogé et en bons observateurs de leur environnement, leurs travaux en disent beaucoup sur l’évolution de l’empreinte humaine dans ces zones péri-urbaines.
La ville est entrée dans une nouvelle ère. Fini le Paris romantique de Doisneau ou Willy Ronis. Elle est désormais multiple. L’idée d’une ville au service des individus s’est muée en renversement pervers: la modernité dorénavant enclave l’homme. Conséquence : l’homme se retrouve isolé dans la cité, seul et perdu dans la foule. Le photographe suisse contemporain Beat Streuli a bien compris cette évolution et son travail s’évertue à fixer le flux des passants des grandes agglomérations. Le photographe contemporain américain Philip-Lorca di Corcia restitue, avec son propre langage esthétique, cette errance humaine dans la jungle urbaine. En témoignent ses travaux des années 80 dans la ville de Los Angeles
Mais comment en est-on arrivé là ? Comment avons-nous transformé un lieu, la ville, en une jungle moderne et étouffante, repoussant à sa périphérie ses habitants et des constructions commerciales standardisées ? Là encore, certains photographes ont très tôt compris l’intérêt de la photographie urbaine pour témoigner de cette évolution. L’acte photographique devient un enregistrement de l’époque…
On peut débuter avec le précurseur, Eugène Atget, considéré comme le père de la photographie moderne. Atget, avec ses photos des rues de Paris, a constitué une base documentaire inestimable pour l’urbanisme parisien. C’est un des premiers à photographier des lieux, sans présence humaine, qui amène un nouveau regard sur l’évolution urbaine.
Puis, au fur et à mesure de l’évolution de la pratique photographique, des artistes du siècle précédent ont perfectionné l’idée de photographier, par séries thématiques, et sur un ton neutre, des lieux qui ne présentent pas d’intérêt particulier. Ces photos représentent un constat ou encore un inventaire de l’activité humaine.
Ed Rusha, artiste majeur de la photographie américaine du XX siècle, a travaillé sur des séries de photographies thématiques, dont une dédiée aux stations services. Le travail de Rusha est intéressant, car en plus de se tenir à une ligne de conduite stricte – neutralité des images- c’est un des premiers photographes à insérer ses clichés dans un livre.
Il affirme dans un entretien avec John Coplans, à propos de la série Twentysix Gasoline Stations, que : « …vous n’apprendrez pas forcément des choses avec mes livres. Les images dans ce livre ne servent que de support au contenu textuel. C’est pour cela que j’ai éliminé tout ce qui est texte dans mes livres – je veux un matériau absolument neutre. Mes images ne sont pas si intéressantes que ça, pas plus que leur contenu. Elles représentent simplement une collection de « faits » – comme si mon livre donnait à voir une suite de « readymade » ».
En Europe à la même époque, les travaux de Bernd et Hilla Becher feront date. Ce couple allemand s’oppose à la tentation de leurs compatriotes de se tourner vers le futur, tournant ainsi le dos à un passé et présent douloureux. Ils rejettent cette fuite en avant et vont développer un art de la photographie singulier. Leur démarche consiste à photographier des sites industriels oubliés ou à l’abandon : châteaux d’eau, hauts fourneaux, fours à chaux, silos à céréales. Tous leurs clichés sont noirs et blancs, de format 30 x 40 cm ou 50 x60 cm. Les objets photographiés sont montrés avec une grande précision. En général, les photos sont regroupées par groupes ou « typologies », constituant au final un tableau. Les Becher ont réalisé un formidable inventaire du patrimoine industriel européen et des Etats-Unis avant que l’on s’aperçoive de la qualité esthétique de leurs photos, notamment des paysages industriels
Les successeurs des Becher, formés par eux-mêmes, se nomment Candida Höfer, Axel Hütte, Thomas Struth, Thomas Ruff , Petra Wunderlich, Andreas Gursky. Certains ont continué de creuser le sillon du thème urbain, sans présence humaine. Leurs travaux sont des témoignages de l’évolution sociétale. Ainsi, quelqu’un comme Struth affirme que l’architecture urbaine reflète les valeurs et structures des sociétés.
Plus critique se veut la photographie très clinique de l’artiste américain Lewis Baltz dans ses séries de clichés en noir et blanc où il écorche le mythe de l’American Way Of Life et de la croissance de la Middle Class américaine au dépend de l’environnement. Dans la série The Tract Houses, l’artiste détaille la banalité monstrueuse de pavillons américains en construction, pas encore achevés mais déjà sales
Sa série intitulée Les Nouvelles Zones industrielles près d’Irvine explore l’installation de bâtiments industriels, fastfoods, parkings et autres entrepôts venus créer ces zones péri-urbaines mortifères. L’efficacité des photos confère une nature inhumaine à ces non-lieux.
En 1978, la série Park City témoigne une nouvelle fois de la construction d’une zone pavillonnaire plantée au milieu de nulle part. Sans aucun état d’âme, la photographie de Baltz apparaît subversive : que viennent faire ces constructions dans un environnement naturel hostile ? Faut-il que l’homme s’entête jusqu’au non-sens pour dicter à la nature ses ambitions ?
L’artiste français Jean-Marc Bustamante est un autre photographe des lieux périphériques, sans identité et interchangeables. Il témoigne, de façon beaucoup plus poétique que Baltz, d’une certaine dégradation de l’urbanité contemporaine.
Bien qu’admirant ces artistes, je ne me place pas dans leurs pas.
Mes images, très travaillées, ne visent pas décrire la réalité mais à donner une vision poétique de la ville, plus impressionniste en donnant à voir « l’idée de… » ou en essayant de montrer la sensation éprouvé au spectacle urbain ou ce qu’il m inspire : la joie, la peur, l’angoisse, le dégoût, la compassion …
Mes images visent à provoquer l’émotion du spectateur quitte à le bousculer ou le choquer soit par le traitement de la photo soit par le sujet retenu.
http://expositions.bnf.fr/atget/index.htm
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Marc_Bustamante
http://www.laboiteverte.fr/bernd-et-hilla-becher/